De l’art de bien rééditer, Vol. 5 : Le pianiste que le piano n’aimait pas

À la mémoire de Nicolas Baron, le meilleur d’entre nous

Nouveau volume dans la série des coffrets « American Pianists » que Sony publie régulièrement : Charles Rosen, en 21 CD. Même principe, pochette des microsillons originaux, remastering soignés, appareil critique exemplaire, un must have pour tous ceux qui cherchaient depuis des lustres ses enregistrements pour la plupart disparus avec le microsillon.

Charles Rosen est passé de son vivant à la postérité par ses écrits, deux essais réformateurs, Le Style classique et La Génération romantique ont abreuvé les réflexions des musiciens et d’abord des pianistes. La plume, qu’il disait manier pour passer le temps, lui a volé son clavier. Nous le voici rendu. Et je retrouve les mêmes préventions qui m’assaillaient en posant sur ma platine les microsillons Epic, Sonates de Haydn, Le Tombeau de Couperin de Ravel, Sonates de Boulez, Variations Goldberg. Ce piano gris, ce clavier court, ce jeu sans charme, comment croire que cela serait le fait d’un grand pianiste ? Puis j’abandonnais l’idée qu’il devait me plaire pour me résoudre à l’entendre.

Le problème majeur avec Charles Rosen est votre bibliothèque musicale. Car dès qu’il joue les Goldberg, ou les Etudes de Debussy, vous voulez ouvrir la partition. Sa pensée est constamment polyphonique, elle donne tout à entendre, je crois plus encore à voir, et dans Le Tombeau de Couperin, on a l’impression même de se confronter à la graphie si claire, si élégante de Ravel. Avec cela, aucune rhétorique, il n’est pas question d’enfoncer des clous, mais de dévoiler.

Rosen aurait détesté l’idée d’une relecture, il lisait au premier chef et sa démarche solitaire souligne qu’il n’a appris de personne, ne fut l’élève de personne, ne transmit l’art de quiconque. Tout est hors école, hors filiation, on assiste à la rencontre entre un cerveau doué d’une puissance d’analyse rare et des textes qui deviennent tous majeurs, s’émancipent de leurs temps.

Le styliste avait conscience des styles justement pour en limiter l’emprise sur les compositeurs. Rosen considérait les œuvres en elle-même, comme des identités farouchement indépendantes. Plus encore que les compositeurs, ce furent elles ses Dieux, puisqu’il ne se reconnut aucun maître.

Cependant, un point d’ancrage pourrait définir sinon la démarche du moins l’art : les ultimes Sonates de Beethoven. Sans être un géant du clavier, Charles Rosen, avec la virtuosité sèche qu’on lui sait, se débrouillait des textes les plus touffus. Mais dans « son » dernier Beethoven, la pensée, impérieuse, ordonne tout avec une urgence implacable. Plus rien ne divague, plus rien ne quitte ce monde, vous vous trouvez contraint dans une logique pure et le discours prend tout l’espace. C’est bluffant, renversant, même si l’on court vite retrouver chair et souffle chez Claudio Arrau.

Mais du moins on a eu les idées claires tout au long des textes les plus fous, et du coup, plus d’une fois le vertige. Sommets, les fugues, conduites avec une logique rayonnante. C’est l’œuvre de l’esprit qui parle dans ce clavier libéré du piano.

Chez les classiques et les modernes, y compris Carter ou Boulez, Rosen est de plain-pied chez lui. Mais les Romantiques, tout conscient qu’il fut de leur rapport à la littérature et de leur imaginaire pictural, lui échappent. Son clavier y est strictement réfractaire, sinon chez Schubert où la forme lui sert d’inspiration. Sa Sonate D. 959 en agacera plus d’un, mais incontestablement elle existe.

Lorsque l’orchestre paraît, soudain son piano se colore, comme une chanteuse trouve enfin son étoffe portée par les violons. Cela donne un inattendu 2e de Chopin où le jeu polyphonique est assez démonstratif, d’ailleurs Rosen reproduit cette méthode dans le bouquet de pièces réunies dans l’album dédié à ce compositeur.

Mais ce qui force le respect, au delà des gravures dévolues à Stravinski ou à la Seconde Ecole de Vienne justement considérées comme définitives, c’est le peu de Bartók qu’il nous a laissé : les Improvisations sur des chants paysans hongrois, et surtout les trois Etudes montrent un point de non retour. Le texte est si puissant que l’instrument disparait derrière lui. Ce n’est plus transparence, mais exposition.

LE DISQUE DU JOUR
cover rosen box rca

Charles Rosen (1756-1791)
The Complete Columbia and Epic Albums Collection
Œuvres de Bach, Beethoven, Boulez, Carter, Chopin, Debussy, Haydn, Kirchner, Liszt, Ravel, Schönberg, Schubert, Schumann, Stravinski, Webern

Charles Rosen, piano

Un coffret de 21 CD Sony Classical 8843014762

Photo à la une : (c) Philippe Provensal