Le fils spirituel

Bach fut son œuvre. Né Saxon, formé comme Peter Schreier dès l’enfance à chanter les cantates dans le Kreuzchor de Dresde, Karl Richter ne pouvait pas échapper à son destin. Un père pasteur, et l’orgue pour instrument une fois la voix d’enfance muée. Il aurait pu rester dans cette tradition absolue, fils spirituel de Rudolf Mauersberger, mais il préféra élragir le champ. À Leipzig, Günther Ramin et Karl Straube ne le voient pas seulement comme le brillant organiste qu’il est déjà, ils le reconduisent à Bach, et à son plus sacré, Cantates, Passions, Messe en si mineur, qu’il dirige, chœur et orchestre, au plus large comme on le faisait encore. À Leipzig, cela fut, quittant la tribune de l’orgue de Saint-Thomas, Günther Ramin lui cédant sa baguette pour une Saint-Matthieu déjà, qu’il emporte vive, expressive. L’écho en parvient jusqu’à Munich qui l’année suivante lui offre le poste de Cantor de l’Eglise Saint Marc. Mais c’est Bruckner qu’il dirige avant même de prendre ses fonctions, embrasant la Huitième Symphonie dans le temple même d’Eugen Jochum, stupeur et tremblement. Bach vraiment ?

À vingt-cinq ans, il a la vie devant lui, mais pressentait-il déjà qu’elle serait trop courte ? Vite, créer son propre orchestre et surtout son chœur placés sous le double patronyme explicite, Bach et Munich. Mais la Bavière n’est pas la Saxe, ce qui lui fut une chance. Libéré des traditions, il pouvait imposer son Bach, vif et ample, plus svelte qu’aucun autre alors, tout en lumière et réfléchissant au style alors qu’à Vienne, Harnoncourt inventait déjà un autre monde.

Sont-ils si éloignés l’un de l’autre qu’on ait voulu pour dorer une révolution les opposer en tout ? Le texte, le texte chanté les voit se rejoindre, expressifs tous les deux, expressionniste presque lorsque chez Richter chantent le jeune Dietrich Fischer-Dieskau, et l’Evangéliste d’Ernst Haefliger (en cantate, écoutez comment il se saisit de Meine Seele rühmt und preist et de Ich armer Mensch, ich Sünderknecht !). Autre secret, si le chœur de Karl Richter est vaste, il ne vibre pas sinon pour l’espressivo et de manière volontaire. Ah, s’il avait pu entendre la poésie de timbres des instruments anciens qu’Harnoncourt réinventait, mais non, de toute façon tout cela était encore trop fragile, Karl Richter était d’abord préoccupé par l’acquisition d’une excellence technique du jeu instrumental et du chant choral, il voulait à toute fin imposer de nouveaux standards d’excellence.

Le disque s’en mêla assez tôt, Archiv puis Deutsche Grammophon enregistrant tout ce qu’il souhaitait de Bach après que pour Decca, il avait gravé deux récitals d’orgue sur l’instrument du Victoria Hall à Genève, souvenir déjà de son art de claviériste qu’il ne pourra pas assez illustrer à son goût, Deutsche Grammophon lui demandant tout de même quelques disques d’orgue et aussi de revenir à son seul clavecin pour un récital et surtout des Variations Goldberg surprenantes ; Telefunken lui en offrira d’autre, Partitas comprises, et élargira son horizon discographique jusqu’au Requiem de Mozart.

Munich, plus aisément que Dresde ou Leipzig, dont la captation des formations musicales supposait de passer des accords avec la VEB, était accessible aux micros du label jaune, et à sa collection Archiv qui avait déjà enregistré le jeune homme, claveciniste des Concertos grossos, Op. 6 de Haendel gravés dans la toute proche Bamberg sous la direction de Fritz Lehmann.

Autre rencontre majeure, Lehmann engrangeait alors ce qui serait en Allemagne de l’Ouest la première grande anthologie de Cantates de Bach. Richter, témoin de certaines de ces sessions, s’y liera avec le tout jeune Fischer-Dieskau, ils feront évoluer leur Bach de concert. Lorsque Fritz Lehmann, dans sa cinquante-deuxième année, mourut subitement le 20 mars 1956, entre deux séances d’enregistrement de l’Oratorio de Noël, les producteurs d’Archiv se trouvèrent orphelins de leur série de cantates.

Karl Richter reprit le relais avec Maria Stader, Ernst Haefliger, Hertha Töpper, Kieth Engen, quatuor pris avec la bénédiction d’Elsa Schiller à l’équipe de chant berlinoise de Ferenc Fricsay : une pincées de Cantates, le Magnificat aussi d’un rayonnement aveuglant, le tout se prolongeant au début des années soixante, dans les parages d’une première Messe en si impérieuse, tracée en architecte, puis s’amplifiant en une glorieuse stéréophonie au courant des années soixante-dix.

Soixante-quinze cantates, pas moins, assemblées en suivant le cycle des fêtes et des célébrations : l’anthologie sacra définitivement l’art de Karl Richter face à l’entreprise non moins éloquente mais plus inégale de Fritz Werner et de son Gächinger Kantorei. Les équipes de chant changèrent, Hertha Töpper restant dans l’entreprise assez longtemps pour que le diapason de son chant ne soit plus accordé à ceux de nos oreilles, Fischer-Dieskau sera le véritable Ulysse de ce voyage, diseur incomparable, Edith Mathis prendra le soprano, bouleversante souvent, Anna Reynolds, Julia Hamari (atteignant au sublime) puis Trudeliese Schmidt succédant à Hertha Töpper, Peter Schreier s’imposant, aussi expressif qu’Ernst Haefliger mais sans les charmes de son timbre éloquent où passait encore le souvenir de l’Evangéliste de Karl Erb.

Ces soixante-quinze cantates s’écoutent toujours avec autant d’admiration mais elles ne doivent pas masquer les Passions : cette Saint-Jean âpre, où Richter sait qu’il succède dans les coffrets toilés d’Archiv à celle de son maître en expressionisme Günther Ramin, et avec l’Evangéliste d’Haefliger, le Christ du jeune Prey, le plus beau depuis celui de Walter Berry pour Grossmann à Vienne, pose les canons de son art : dans la rigueur l’émotion. Alors que les deux versions à vingt ans de distance de la Saint-Matthieu (Seefried dans la première, Baker dans la seconde, Fischer-Dieskau dans les deux !) en dévoilent l’évolution : les murs se sont parés de décors, le baroque de la Contre-Réforme a envahi les rigueurs du Temple ; comment le Protestant Saxon a-t-il pu, en Bach, se faire catholique Bavarois, mariant les deux univers, mystère que même le latin de ses deux Messes en si (la seconde avec Marga Höffgen, merveilleuse !) n’expliquent pas. Alors il faut chercher d’autres réponses dans la musique instrumentale, dans la vitalité des Brandebourgeois (le Premier est indémodable), dans l’élégance stylisée des Suites, dans l’ardeur et le grand geste des Concertos pour clavecin, ou dans la poésie des Sonates pour flûte avec son ami Aurèle Nicolet. Et saisir au vol la trompette éclatante de Maurice André lorsqu’elle parait.

Il y a aussi un Karl Richter hors Bach. Dans la famille d’abord, un disque imparable de Symphonies de Carl Philipp Emmanuel Bach, d’une haute qualité de réalisation et d’inspiration, le prouve, mais aussi en dehors du cercle. Deutsche Grammophon ne lui offrira jamais d’enregistrer ses légendaires Bruckner (le concert les documente), pas plus les Symphonies de Brahms ou Un Requiem allemand (qu’un concert filmé préserve, avec Evelyn Lear et Thomas Stewart), le tenant éloigné du Romantisme hélas, sinon l’organiste qui imposait déjà à Decca Liszt, Reger et surtout cette merveille, le cycle des Onze Préludes de Choral de Brahms à l’orgue de l’Herkulessaal. Le label jaune lui concède un peu de Mozart, deux Symphonies de Haydn admirables de style, et aussi la Messe en ut de Beethoven en consolation de ne pas pouvoir l’autoriser à enregistrer la Solemnis, chasse gardée d’Herbert von Karajan. Quelques Schütz aussi, où il se souvient de ses années de manécanterie paradoxe !, face à un ensemble vocal de gosiers d’adultes.

Non, Richter sous étiquette jaune restera baroque. Trois Concertos de Telemann pour l’ami Maurice André, une cantate de Scarlatti pour Maria Stader, qui d’autre à placer en face de Bach ? Haendel, évidemment, là encore appris avec Fritz Lehmann – on trouvera ici d’ailleurs leurs versions respectives de l’Opus 6 où le jeune homme tenait comme dit auparavant le clavecin dans le concertino. Théâtre, oratorios, concertos grossos, ouvertures, et même la Cinquième Suite pour clavecin.

Sans scène, le Giulio Cesare tire à la ligne, certes impeccable, et s’écoutera pour les chanteurs (et d’abord pour la Cleopatra de Tatiana Troyanos, alors que son Samson ardent, altier, émouvant dans sa roideur même et porté par une équipe de chant superlative reste le diamant noir de la discographie de l’œuvre, nonobstant les coupures, écoutez seulement, sans oublier les deux Messie qui comportent des moments stupéfiants.

Le 15 février 1981, le cœur de cet apôtre de Bach cédait. Cinquante-quatre ans, dont trente-quatre années dévolues avec enthousiasme et rigueur à célébrer l’œuvre du Cantor. Quarante ans plus tard, cette grande boite artistement éditée vient démentir ceux qui, sans prendre le temps d’écouter, auront rangé son legs dans la poussière des archives. Le voici, vivant, ardent, conquérant comme au premier jour. Peter Schreier, son Evangéliste, lui aussi parti au royaume des ombres, le salue en un bel hommage dans l’abondant livret de ce coffret exemplaire, trop longtemps espéré par sa veuve Gladys, qui n’aura pas pu le voir éditer.

LE DISQUE DU JOUR

Karl Richter
Complete Recordings on Archiv Produktion and Deutsche Grammophon

Œuvres de Johann Sebastian Bach (CDs 1 à 64), Georg Friedrich Haendel (CD 59, CDs 69 à 92), Carl Philipp Emanuel Bach, Ludwig van Beethoven, Christoph Willibald Gluck, Heinrich Schütz, Georg Philipp Telemann, Franz Joseph Haydn, Domenico Scarlatti, Felix Mendelssohn-Bartholdy, Wolfgang Amadeus Mozart, Johannes Brahms, Franz Liszt, Max Reger

Münchner Bach-Chor und-Orchester
Karl Richter, direction


Un coffret de 96 CDs et 3 Blu-Ray du label Deutsche Grammophon 00289 483 9068
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Photo à la une : l’organiste et chef d’orchestre Karl Richter – © Deutsche Grammophon