Agonie de la Tragédie Lyrique

En 1762, Gluck avait par anticipation sonné le tocsin pour les anciens genres lyriques avec son Orfeo ed Euridice, mais à l’Académie Royale de Musique, la tragédie lyrique régnait encore en maître, revivifiée par Rameau, Mondonville et leurs successeurs. Pourtant la nostalgie des temps héroïques hantait encore la direction de l’institution comme son public, Quinault et Lully ayant fixé les purs canons d’un art parfait qu’il fallait remettre au goût du jour.

En 1770, ce Persée repris reste un exemple assez réussi de cet engouement pour les restaurations commencées dans les années 1760, pas moins de trois compositeurs descendants de familles prestigieuses de musiciens qui avaient évolué dans les cercles lullystes y mirent leur plume sans les mêler : à chacun ses actes, et Nicolas-René Joliveau repeigna même le poème de Quinault. À travers les réécritures prudentes mais qui élargissent sensiblement le volume de l’orchestre du Florentin, l’original de Lully s’entend encore, d’autant qu’Hervé Niquet et sa parfaite troupe font en quelque sorte voir les deux Persée en transparence l’un de l’autre, et l’on devra connaître de toute façon cette proposition pour le couple des amants magnifiés par Mathias Vidal et Hélène Guilmette. J’avais déjà écrit sur cette parution Alpha en 2017 qui, de toute évidence, me hante depuis !

Huit ans plus tard, l’Alceste de Gluck avait porté la réforme au sein de l’Académie, Devismes (régisseur à cette date de l’Académie Royale de Musique) choisit de reprendre l’ultime ouvrage pensé ensemble par Lully et Quinault, cette Armide dont Gluck venait de proposer sa version que les Parisiens avaient saluée à l’automne précédent.

C’était vouloir mettre un fer rougi dans la plaie de la querelle des Lullystes et des Gluckistes au lieu de l’apaiser, car Louis-Joseph Francœur, le neveu de François, immergea l’original dans l’univers de Gluck, balayant le clavecin, accompagnant les récitatifs à plein orchestre, et disloquant les lignes mélodiques si expressives de Lully. Patatras, en niant l’original, Francœur effondre sa poésie, engonce son théâtre et contribue (involontairement ?) au sacre de l’ouvrage de Gluck. Essayez de reconnaître Lully dans cet accoutrement ! Mais l’entreprise est évidemment passionnante, et l’ardeur que Reinould van Mechelen met à son Renaud, l’incarnation sidérante de Véronique Gens, Armide en équilibre instable, entre amour sensuel et magie noire, achève d’en faire bien plus qu’une curiosité.

Gluck ayant gagné la partie – en phagocytant la tragédie lyrique – en précipita la chute : le temps de l’opéra moderne, « son » opéra, était venu. Trois ans avant l’effacement de l’Ancien Régime, Jean-Baptiste Lemoyne écrit sa Phèdre pour l’étoile filante que fut Mme Saint-Huberty : trois actes d’une inspiration assez stupéfiante, à l’orchestre bodybuildé, aux élans lyriques inflammables. C’était vouloir lutter contre Gluck avec les mêmes armes pour mieux défendre le destin de la tragédie lyrique. La partition est souvent étonnante, les chœurs somptueux, l’orchestre tonnant surtout mené grand train comme toujours par György Vashegyi ; Lemoyne n’est pas si loin par instants des folies que Salieri avait déclenchées deux ans plus tôt avec ses Danaïdes.

Mais derrière l’élan et la puissance transparaissent encore dans les resserrements d’un drame où les personnages exposent leurs sentiments, la poésie psychologique qui faisait, avec le merveilleux, absent cette fois, le sel de la tragédie lyrique à son apogée. Un trio inspiré incarne ce drame fulgurant : la Phèdre de Judith van Wanroij, l’Hippolyte de Julien Behr, et l’inoxydable Tassis Christoyannis en Thésée rendent justice à l’art puissant de Lemoyne, dont j’aimerais maintenant entendre l’Electre.

LE DISQUE DU JOUR

Jean-Baptiste Lully
(1632-1687)
Persée (remanié par Antoine Dauvergne, François Rebel, Bernard de Bury, Nicolas-René Joliveau, 1770)

Mathias Vidal, ténor (Persée)
Hélène Guilmette, soprano (Andromède)
Katherine Watson, soprano (Mérope)
Tassis Christoyannis, baryton (Phinée)
Jean Teitgen, basse (Céphée, Une divinité infernale)
Chantal Santon-Jeffery, soprano (Une Éthiopienne, Une nymphe guerrière, Vénus)
Marie Lenormand, mezzo-soprano (Cassiope)
Cyrille Dubois, tenor (Un Éthiopien, Mercure)
Marie Kalinine, mezzo-soprano (Méduse)
Thomas Dolié, baryton (Un Éthiopien, Un Cyclope, Sténone, Un triton)
Zachary Wilder, tenor (Euryale)

Le Concert Spirituel
Hervé Niquet, direction
Un livre-disque de 2 CD du label Alpha Classics 967
Acheter l’album sur le site du label Alpha Classics ou sur Amazon.fr – Télécharger ou écouter l’album en haute-définition sur Qobuz.com

Jean-Baptiste Lully
Armide (remanié par Louis-Joseph Francœur, 1778)

Véronique Gens, soprano (Armide)
Reinould van Mechelen, tenor (Renaud)
Tassis Chrystoyannis, baryton (Hidraot, La Haine)
Chantal Santon Jeffery, soprano (Phénice, Lucinde)
Katherine Watson, soprano (Sidonie, Une Naïade, Un Plaisir)
Philippe-Nicolas Martin, baryton (Aronte, Artémidore, Ubalde)
Zachary Wilder, ténor (Le Chevalier danois)

Le Concert Spirituel
Hervé Niquet, direction
Un livre-disque de 2 CD du label Alpha 973
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Jean-Baptiste Lemoyne (1751-1796)
Phèdre (1786)

Judith van Wanroij, soprano (Phèdre)
Julien Behr, tenor (Hippolyte)
Tassis Chrystoyannis, baryton (Thésée)
Melody Louledjian, soprano (Œnone)
Jérôme Boutillier, baryton (Un Grand de l’Etat, Un chasseur)
Ludivine Gombert, ténor (La Grande Prêtresse de Vénus)

Purcell Choir
Orfeo Orchestra
György Vashegyi, direction
Un livre-disque de 2 CD du label Palazzetto Bru Zane BZ1040
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Photo à la une : © DR