Le piano du Maître

Lorsque Cyrus Meher-Homji me demanda un texte pour accompagner la réédition de tous les enregistrements Philips d’Eduardo del Pueyo, je me mis à sourire. Philippe Pauly et Tom Deacon avaient réédité le cœur de ses sessions, les deux cycles de Granados et les Noches de Falla, nonobstant celles de la chère Alicia de Larrocha la plus « vraie » version de l’œuvre, emplie de paysages, où le piano du Sarragossais s’enflammait dans un duende radical qu’avivait encore la direction sèche de Jean Martinon dont les Falla furent tous mémorables. Génial !, comme le grand soleil asphyxiant des Danses espagnoles, ou ses Goyescas (avec El Pelele !), vraies eau-forte d’un pianisme âpre, sec, fulgurant, vrai soleil noir.

Il y avait bien ce disque composite qui mettait en regard Franck et Bach, Tom Deacon l’avait traqué, réédité dans des collections digest qui auront permis à des gamins d’apprendre ici le plus tenu des Prélude, Choral et Fugue, là un Concerto Italien de haute volée, où une danse rigoureuse impose ses pas et son rythme intangible, et aussi une Première Partita dont la rectitude, la clarté, l’élégance sans apprêts n’auraient certainement pas déplu à Gustav Leonhardt, le piano nonobstant.

Mais les sept Sonates de Beethoven, amorce d’une intégrale jamais achevée qui fut aussi exploitée Outre-Atlantique par CBS dans sa série Epic, restaient inédites au CD. Les voici. Ce piano qui abhorre la pédale, joue serré, clair et vif, et ose aller au fond du clavier avec ce sens des timbres qui rappelle Arrau dans le dédain du joli et la recherche du vrai, est ici probablement unique.

Il suffit d’entendre la Waldstein lancée dans une sorte d’ébrouement qui ne cessera plus pour comprendre la logique implacable de cette lecture. S’y ajoute dans la 18e, une de ses sonates favorites, un piquant, une ironie, comme une mise à distance qui font rappeler que Beethoven se trouvait plus chez Haydn que chez Mozart. Ses Adieux si contrastés rappellent par la méditation de l’Andante et par le piaffement du Finale le 78 tours inégalé de Serkin, et pour le rapprocher encore d’une génération plus ancienne qu’il révérait, le tempo fou più presto possibile de l’intrada de la Hammerklavier rappelle le geste sans appel de Schnabel.

Dans une maturité où pointait déjà le grand âge Eduardo del Pueyo reviendra aux Sonates de Beethoven, les gravant toutes, faisant acte de pédagogue, ce qu’il était absolument devenu entre-temps.

Mais ici c’est le jeune lion qui rugit, il faut entendre de quels singuliers miracles il était capable alors, en espérant que demain les archives des radios néerlandaise, suisse et allemande nous révèlent les autres pans de son répertoire, concertos de Beethoven, de Liszt, ses Ravel, ses Tableaux d’une exposition et cette Iberia qu’en cherchant on finirait par assembler complète.

LE DISQUE DU JOUR

Eduardo del Pueyo
The Complete Philips Recordings

César Franck (1822-1890)
Prélude, Choral et Fugue, FWV 21
Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Concerto Italien en fa majeur, BWV 971
Partita No. 1 en si bémol majeur, BWV 825
Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Sonate pour piano No. 21 en ut majeur, Op. 53 « Waldstein »
Sonate pour piano No. 8 en ut mineur, Op. 13 « Pathétique »
Sonate pour piano No. 23 en fa mineur, Op. 57 « Appassionata »
Sonate pour piano No. 18 en mi bémol majeur, Op. 31 No. 3 « La Chasse »
Sonate pour piano No. 14 en ut dièse mineur, Op. 27 No. 2 « Clair de lune »
Sonate pour piano No. 26 en mi bémol majeur, Op. 81 « Les Adieux »
Sonate pour piano No. 29 en s bémol majeur, Op. 106 « Hammerklavier »
Enrique Granados (1867-1916)
Danzas Espańolas, Op. 37
Goyescas
Manuel de Falla (1876-1946)
Noches en los jardines de Espańa

Eduardo del Pueyo, piano
Orchestre des Concerts Lamoureux
Jean Martinon, direction

Un coffret de 5 CD du label Decca 4840193 (Collection « Eloquence Australia »)
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Photo à la une : Le pianiste Eduardo del Pueyo (à gauche), à Biarritz en 1978, entouré entre autres du Consul Sr Baselga, dans les jardins du consulat espagnol – Photo : © DR