Carlo Maria Giulini, enregistrant pour His Master’s Voice Don Giovanni dut relever deux défis : faire oublier qu’au pupitre devait se tenir Otto Klemperer, et entourer des meilleurs soins une soprano que Covent Garden adulait depuis qu’elle l’avait conquis avec son Alcina et dont Walter Legge chantait les louanges, l’imposant face à l’Elvira d’Elisabeth Schwarzkopf.
Dans le théâtre furioso du jeune Italien, l’apparition de cette Donna Anna bellinienne crée toujours la même stupeur, le lait du timbre, l’ampleur des registres, le chant comme liquide sont irréels, on peut les entendre ici, Decca reprenant la gravure de Nipper. La comparer avec le remake pour Decca sept ans plus tard fait surgir quelques bémols : la voix s’écoute, enivrée de ses beautés, alors que Pilar Lorengar lui oppose ce feu furieux qui manque à la direction de Richard Bonynge devant un cast proche du sublime : le Don Giovanni de Bacquier, la Zerline de Horne, le Don Ottavio de Krenn, le Commandeur de Gramm, eux, savent leur théâtre et l’imposent.
Sutherland était déjà ailleurs : son belcanto appris chez Haendel – le coffret fait entendre son Alcina de Cologne, sa Galatea pour Boult, longueur du souffle, couleurs irréelles – se sera corsée par le mot pour une Traviata historique que Callas fit oublier alors même que le disque la lui ignorera – cette Traviata de 1962 plus encore que sa Gilda pour le Rigoletto romain de l’année précédente, où cette voix prend chaire. Un incendie de romantisme : sa Violetta est transportée par le chant ardent de Carlo Bergonzi, merveille sertie dans une distribution impeccable où le père Germont de Robert Merrill délivre une leçon de style répondant à celle que s’impose Sutherland : chez Verdi infuser le plus pur belcanto. John Pritchard s’en régale. Ne serait-ce pas le plus bel enregistrement de la Stupenda ?
Il ouvrait en tout cas la voie à cette plongée vertigineuse dans le belcanto, déjà illustrée par cette première Lucia (Pritchard toujours) que lui avait montée Zeffirelli, à l’Alcina de studio, à cette Amina irréelle qui semblait nier le portrait déchirant qu’y imposait Callas : le chant pur libéré du corps, était-ce perdition ou vérité ?

L’art des prime donne la poursuivra, elle mettait le texte devant les personnages, on le lui a assez reproché, Richard Bonynge éloignant lui aussi ce théâtre si ennemi de la perfection, le studio augmentant tout cela, mais du moins au long de ses années soixante, quelque chose de la scène si longtemps éprouvée dans les années de jeunesse alors qu’elle chantait tout même Mahler subsiste, niant la légende têtue de cette froideur que le lait du timbre, l’eau des aigus, aidaient seulement pour ceux qui ne savent pas entendre.
Norma le dit assez, malgré Callas, et Sémiramide plus encore. Les pyrotechnies de Rossini n’empêchent pas le personnage, mais la magie du chant peut l’éloigner, objet de fascination légitime. La Marguerite du Faust de Gounod suivra, exotique quoi qu’on en dise, mais chantée avec cette conscience du romantisme telle qu’à Paris il débordait toujours d’Italie, même pour la Marguerite de Valois de Meyerbeer. Une merveille en marge dans ce parcours : Lakmé, tellement à rebours de tout ce que l’on en faisait alors, et d’abord en France.
Mais lorsque pour les Donizetti légers, Marie, Adina, paraît le soleil Pavarotti, on sait qu’un nouveau chapitre va s’écrire…
LE DISQUE DU JOUR
Joan Sutherland
The Complete Decca Recordings
Operas 1959-1970
CDs 1-2
HANDEL. Alcina (enregistrement concert 1959, Cologne)
FRITZ WUNDERLICH · FERDINAND LEITNER
CD 3
HANDEL. Acis and Galatea
SIR ADRIAN BOULT
CDs 4-6
MOZART. Don Giovanni
CARLO MARIA GIULINI
CDs 7-8
VERDI. Rigoletto
NINO SANZOGNO
CDs 9-10
DONIZETTI. Lucia di Lammermoor
SIR JOHN PRITCHARD
CDs 11-13
HANDEL. Alcina
RICHARD BONYNGE
CDs 14-15
BELLINI. La sonnambula (enregistrement analogique 1962)
RICHARD BONYNGE
CDs 16-17
VERDI. La traviata
SIR JOHN PRITCHARD
CDs 18-19
BIZET. Carmen
THOMAS SCHIPPERS
CDs 20-22
BELLINI. I puritani (enr. 1963)
RICHARD BONYNGE
CD 23
HANDEL. Giulio Cesare (extraits)
RICHARD BONYNGE
CDs 24-26
BELLINI. Norma (enregistrement analogique 1964)
RICHARD BONYNGE
CDs 27-29
ROSSINI. Semiramide
RICHARD BONYNGE
CDs 30-31
BELLINI. Beatrice di Tenda
RICHARD BONYNGE
CDs 32-34
GOUNOD. Faust
RICHARD BONYNGE
CD 35
BONONCINI. Griselda (extraits)
RICHARD BONYNGE
CD 36
GRAUN. Montezuma (extraits)
RICHARD BONYNGE
CDs 37-38
DONIZETTI. La Fille du Régiment
RICHARD BONYNGE
CDs 39-40
DELIBES. Lakmé
RICHARD BONYNGE
CDs 41-43
MOZART. Don Giovanni
RICHARD BONYNGE
CDs 44-47
MEYERBEER. Les Huguenots
RICHARD BONYNGE
CDs 48-49
DONIZETTI. L’Élisir d’amore
RICHARD BONYNGE
Un coffret de 49 CD du label Decca Records 4853432
Acheter l’album sur le site du label Decca Classics ou sur Amazon.fr
Photo à la une : la soprano Joan Sutherland, avec son époux le chef d’orchestre Richard Bonynge – Photo : © DR