La postérité vous a de ces caprices ! Dans la famille Erlanger, je voudrais le père, Camille, dont le patronyme a été « volé » par son fils Philippe, historien de première force, dont les livres auront fini par être aussi injustement oubliés que les partitions de son géniteur.
Quelle inspiration aura saisi Guillaume Tourniaire d’aller fouiller les archives pour exhumer cette Sorcière ? Depuis, il est tombé en « erlangerie », ressuscitant L’aube rouge, de quoi espérer qu’il poursuive dans la découverte d’un compositeur dont on ne connaissait d’assez loin (et par une bande vieillie de l’INA) que La Légende de Saint-Julien L’hospitalier, prometteuse.
La Sorcière n’aura pas assez défrayé le public de l’Opéra-Comique qui espérait peut-être trop de Léon Beyle, premier ténor fêté, de Jean Périer, créateur de Pelléas dix ans auparavant et qui endossait le rôle plus sombre du cardinal Ximénès, et surtout de Marthe Chenal, la Tosca du moment.
Et pourtant, l’œuvre est saisissante dès son Prélude furieux, son langage assimile les forces du vérisme sans en subir les vulgarités, le chant en est singulier au point d’être sans équivalent en son temps, son orchestre est d’un maître qui peut regarder dans les yeux Charpentier ou Massenet, et l’ouvrage est porté par un livret dramatique de première force, André Sardou ayant repris le travail de son père pour lui donner une touche plus moderne. Ce drame de L’Inquisition – l’action prend place à Tolède en 1507 – portait assez de souffre pour tendre une action dramatique fascinante jusque dans un procès qui donne au 5e Acte une dimension supplémentaire. On imagine Marthe Chenal possédée.
Ici, j’entends une fabuleuse Andreea Soare qui ne fait qu’une bouchée des vertiges d’écriture que lui impose Erlanger, j’admire la fine composition de Jean-François Borras qui gourme son grand ténor, le rendant attentif à la psyché complexe de Don Enrique, le Cardinal de Lionel Lhóte, le Padilla d’Alexandre Duhamel, Sofie Garcia pour le monologue puccinien de Manuela qu’Erlanger écrivit sur mesure pour Ninon Vallin qui débutait alors sur la scène de Favart, Marie-Eve Munger triomphant d’un air périlleux, tous seraient à citer jusqu’aux voix de jeunesse de la Haute Ecole de Musique de Genève dont l’orchestre emporté par la direction fulgurante de Guillaume Tourniaire, distille ce feu inextinguible, de l’amour interdit au bûcher.
Six années après leur somptueux Ascanio, cette Sorcière confirme le travail exemplaire des Genevois qu’illustre ce remarquable livre-disque : documents d’époque, articles éclairants signés Jacques Tchamkerten, Michaela Nicolai et Guillaume Tourniaire, reportage photographique sur le concert donné au Victoria Hall : l’impression d’assister à la révélation d’un compositeur majeur de la scène lyrique française d’avant la Grande Guerre.
LE DISQUE DU JOUR
Camille Erlanger
(1863-1919)
La sorcière
Andreea Soare,
soprano (Zoraya)
Jean-François Borras,
ténor (Don Enrique)
Lionel Lhóte,
baryton (Ximénès)
Alexandre Duhamel,
baryton (Padilla)
Marie-Eve Munger, soprano (Afrida)
Sofie Garcia, soprano (Manuela)
Servane Brochard, soprano (Joana)
Carine Séchaye, mezzo-soprano (Aïsha)
Léa Fusaro, mezzo-soprano (Fatoum)
etc.
Orchestre et Chœur de la Haute-École de Musique de Genève
Guillaume Tourniaire, direction
Un livre-disque de 3 CD du label B Records LBM068 (Collection « Genève »)
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Photo à la une : le compositeur Camille Erlanger –
Photo : © Imago