Mon orchestre pour un piano

À l’automne 2018, Ward Marston publia l’écho d’un raout chez Eugene OrmandySergei Rachmaninov jouait et commentait au piano ses Danses symphoniques que le chef hongrois allait bientôt créer avec son orchestre de Philadelphie.

La parution de cet incunable mit la puce à l’oreille d’Inon Barnatan, amoureux des déploiements symphoniques d’une de ses partitions favorites. La pandémie s’en mêla, l’encourageant à meubler sa réclusion en adaptant pour son piano cet opus où le vocabulaire de l’ultime manière du compositeur s’était sédimenté. Ce serait l’axe idéal du disque Rachmaninov dont le pianiste rêvait pour célébrer le cent-cinquantième anniversaire de la naissance du compositeur des Cloches.

Pari gagné, on entend toutes les couleurs de l’orchestre dans ce piano inspiré, on suit mesure à mesure les orages cyclothymiques et les rêveries mélancoliques (sublime introduction de l’Andante, puis ce Tempo di valse mystérieux), et jusqu’au Finale qui trouvera dans ce piano si expressif ce sombre élan où je craignais que l’orchestre manquât.

Magnifique certes, sans doute cette transcription fera florès, d’autres pianistes s’en empareront, elle dit autant de la curiosité intellectuelle du pianiste israélien que de sa digitalité fabuleuse, qui parvient à des raffinements encore supérieurs au long des Moments musicaux, pure poésie où ses timbres dorés et profonds, ses phrasés modelés, ses pianissimos vertigineux capturent l’essence de l’écriture de ce chef-d’œuvre où le jeune Rachmaninov affirme son art.

Ce sera encore la pandémie qui aura laissé libre cours aux talents de transcripteur de Yevgeny Sudbin. Depuis longtemps, il voulait s’approprier l’Ouverture-fantaisie de Tchaikovski, le résultat est stupéfiant, Sudbin se concentrant sur l’aspect narratif de la partition, sans sacrifier une parfaite fidélité au texte.

L’espressivo de son jeu, l’ampleur des dynamiques, la puissance de l’incarnation regardent quasi plus vers l’opéra que vers l’orchestre, ce piano sait chanter jusqu’au plus intense des tumultes. Pour des quatre mains avec sa fille Bella, il aura arrangé, mêlant tendresse et brio la Valse des fleurs de Casse-noisette, jouée dans une complicité piaffante par le père et la fille, irrésistible, comme celle de la Valse de La Belle au bois dormant. Quelque chose me dit que Bella, du haut de ses douze ans, est déjà digne de l’art de son père !

Caprice, l’album s’ouvre hors Tchaikovski, chez Glinka, avec une transcription hallucinante de l’Ouverture de Rousslan et Ludmila de Glinka. Tout l’orchestre bouillonne dans son piano, il cabre cette chevauchée victorieuse, en fait résonner les clairons, saisit le raptus insensé des cordes, stupéfiant.

Mais l’autre visage du disque, cette irrépressible nostalgie baignée de tendresse dans le presque-rien qui ouvre la Troïka des Saisons, cette lyrique déployée dans le diptyque secret de l’Opus 10, les raffinements de la Dumka, rappellent quel poète du clavier est d’abord ce fabuleux musicien, dont l’univers est frère jumeau de celui de Tchaikovski.

LE DISQUE DU JOUR

Rachmaninoff:
Reflections

Sergei Rachmaninov
(1873-1943)
Danses symphoniques, Op. 45 (arr. pour piano seul : Barnatan)
6 Moments musicaux, Op. 16
Vocalise – Romance, Op. 34 No. 14 (arr. pour piano seul : Barnatan)
Prélude en sol dièse mineur, Op. 32 No. 12

Inon Barnatan, piano
Un album du label Pentatone PTC 5187113
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Romeo and Juliet: Tchaikovsky on the Piano

Mikhail Glinka (1804-1857)
Rouslan et Ludmila – Ouverture (arr. pour piano seul : Sudbin)
Piotr Ilyitch Tchaikovski (1840-1893)
Casse-Noisette – Suite,
Op. 71a, TH 35 (extrait : III. Valse des fleurs; arr. pour piano à 4 mains : Sudbin)

Dumka, Op. 59, TH 145
Les Saisons, Op. 37a, TH 135 (extrait : No. 11. Novembre. Sur la troïka ;
No. 6. Juin. Barcarolle)

2 Pièces, Op. 10, TH 132
6 Pièces, Op. 19, TH 133 (extrait : No. 4. Nocturne)
18 Pièces, Op. 72, TH 151 (3 extraits : No. 3. Tendres reproches ;
No. 16. Valse à cinq temps ; No. 14. Chant élégiaque)

La Belle au bois dormant – Suite, Op. 66a, TH 234 (extrait : V. Valse;
arr. pour piano à 4 mains : Rachmaninoff & Sudbin)

Roméo et Juliette, Overture-Fantasy, TH 42 (arr. pour piano : Sudbin)

Yevgeny Sudbin, piano
Bella Sudbin, piano
Un album [SACD] du BIS Records 2198
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Photo à la une : le pianiste Yevgeny Sudbin – Photo : © Peter Rigaud