Prague ou Vienne ?

« Tu connais un jeune quatuor tchèque, les Pražák ? », me demanda au débotté Pierre-Emile Barbier alors que nous venions de finir un de ces déjeuners plantureux dont il avait l’usage. On était à l’automne 1990.

Des Pražák, je connaissais un disque chez Orfeo où ils entouraient la clarinette de Karl Leister dans des Quintettes de Mozart et Crusell, un autre tout Beethoven trouvé à Milan, volume séparé de ce que Nuova Era annonçait comme une intégrale des Quatuors je crois bien restée rapidement en suspens pour finir inachevée. Mais l’ami Pierre-Emile, secondé par ses deux directeurs artistiques à Prague, Milan Publicky et Jiří Gemrot, avait trouvé son quatuor, plus encore que les Kocian. Cinquante disques, plus qu’un voyage, une odyssée où à mesure que les années passent, un style singulier s’affirme et quelques lieux communs se déboulonnent.

Dans un long texte aussi savant que passionnant, Georges Zeisel dessine l’arbre généalogique de la tradition, explore les chambres d’échos du jeu, débrouille les lacis des filiations. Puisque le quatuor est une affaire de Bohème, où se situent les Pražák ?

Comme le signalent Josef Klusoñ et Vlastimil Holek, dans un échange à trois voix avec Georges Zeisel, ailleurs. Une rencontre majeure allait changer la donne, les extraire du chemin évident de l’héritage morave : Walter Levin, le primarius du Quatuor LaSalle, leur révélera un autre monde, Zemlinsky, Berg, Schoenberg, Webern deviendront leur pain quotidien, les quatre amis se faisant à Prague les apôtres de la Seconde École de Vienne. La nature même de leur sonorité, que Walter Levin prit soin d’éclairer par la clarté polyphonique du regard qu’il portait sur les œuvres, chercha et trouva un hédonisme sonore, une pure beauté sensuelle du jeu que les formations tchèques, des Ondřiček aux Smetana en passant par les Vlach, dédaignaient.

Soudain lorsque Hatto Beyerle, l’altiste du Quatuor Alban Berg, les rejoint pour deux Quintettes de Mozart, la messe est dite : le répertoire, comme la nature même de leur sonorité les font pencher du côté de Vienne, des Barylli, du Wiener Konzerthausquartett, des Weller, des Berg eux-mêmes, ce que leur discographie soulignera d’évidence : face au répertoire national, quintessencié par la pure beauté des sonorités – leurs Dvořák sont simplement sublimes, plus encore que leurs Smetana et Janáček enregistrés chacun par deux fois – tout le reste sera pour Vienne, de Haydn à Schönberg, en passant par une intégrale Beethoven stupéfiante de clarté, des Schubert visionnaires, et hélas trop peu de disques Mozart : six Quatuors, quatre Quintettes (deux avec alto, celui avec clarinette), trois Concertos de piano dans la version réduite (Nos. 11, 12, 13, avec Slávka Pěchočová-Vernerová, magnifique soliste qui épouse le projet chambriste avec une telle grâce) ; c’est trop peu tant ils trouvent le diapason secret du compositeur.

La pierre angulaire de leur univers aura été, d’évidence, Brahms, les trois Quatuors, les Sextuors, les Quintettes – celui avec piano est stupéfiant aussi grâce à Ivan Klánský – ensemble qu’ils projettent vers la Seconde École de Vienne comme le faisaient les LaSalle, avec pour trait d’union, comme chez leur modèle, le Premier Quatuor de Zemlinsky, joué comme s’il était le « Quatrième Quatuor » de Brahms.

Les albums furent fêtés à juste titre comme prodigieux à mesure que chaque volume paraissait, leur somme l’est demeurée dans ce nouvel habillage rendu plus vif, plus présent encore par un remastering 24-Bit/96kHz : écoutez seulement comment le piano d’Evgeni Koroliov gagne en présence, en définition dans la Marche du Quintette de Schumann, un exemple parmi cents autres.

Et si pour demain, Praga avait la bonne idée de fouiller les archives radiophoniques, quel second coffret cela nous ferait !

LE DISQUE DU JOUR

Pražák Quartet
The Complete Praga Digitals Recordings, 1992-2018

Œuvres de Ludwig van Beethoven, Alban Berg, Alexandre Borodine, Johannes Brahms, Anton Bruckner, Antonín Dvořák, Jindřich Feld, Mikhail Glinka, Joseph Haydn, Leoš Janáček, Gustav Mahler, Bohuslav Martinů, Felix Mendelssohn-Bartholdy, Wolfgang Amadeus Mozart, Sergei Prokofiev, Arnold Schönberg, Dmitri Shostakovich, Franz Schubert, Erwin Schulhoff, Robert Schumann, Bedřich Smetana, Piotr Ilyitch Tchaikovsky, Carl Maria von Weber, Anton Webern, Alexander von Zemlinsky

Pražák Quartet

Un coffret de 50 CD du label Praga Digitals PRD250425
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Photo à la une : les membres du Quatuor Pražák – Photo : © Eric Larrayadieu