Ode pour Erich

En deux coffrets s’attachant le premier aux 78 tours, le second aux microsillons, tout ce qu’Erich Kleiber aura enregistré au disque ? Quasi, manque bien quelques faces de chanteuses qui d’ailleurs ne nommaient ni l’orchestre ni le chef, la Pamina et la Jenůfa de Jurjkewskaja, si touchantes et si sublimement chantés se font regretter, qui les cherchera les trouvera ailleurs (Preiser, qui d’ailleurs ne nomment pas plus Kleiber, seuls ceux qui savent qu’alors à l’Opéra de Berlin il dirigeait la belle Lettonne aussi dans l’Iphigénie à Tauride de Gluck, savent qu’il la dirige aussi au disque, du moins le savent encore pour un peu de temps avant que cela ne soit absolument oublié).

Pardonnons et savourons cet orchestre vif, ces tempos qui, idéaux pour la gravure directe du 78 tours, ne traînent pas, et cette mise en place en cordeau qui ne fera rien reprendre. Avec Erich Kleiber, les 78 tours sont aussi immédiats, de discours, d’impact, d’émotion, qu’un concert. Sommet des Polydor des débuts de l’électrique (fin des années 1920), l’Inachevée expressionniste avec les Berliner Philharmoniker, d’une noirceur inouïe que personne ne retrouvera aussi cernée, précise, puissante par la simple suggestion du geste.

Les pièces de charme qui sont aussi viennoises montrent Kleiber plus berlinois, chez Mozart comme chez Strauss. Certes, il les enregistre avec les orchestres de la capitale prussienne, mais tout viennois de naissance qu’il fut, c’est à Prague puis en Allemagne qu’il forgea son art. Cela s’entend dans la verdeur, les contrastes de sa Symphonie « du Nouveau Monde », mais aussi dans les découpes droites, abruptes, de la Deuxième Symphonie de Beethoven, comme dans l’ironie qui perce sous les cotillons de l’Ouverture de la Fledermaus. Au chapitre Berlin, comparez son Ouverture de Guillaume Tell avec celle, si proche de tempos, d’accents, d’esprit, filmée où l’on voit Max von Schillings diriger la même Staatskapelle.

Rideau. Les nazis détruisent l’Allemagne, envahissent l’Autriche, Erich Kleiber réinventera son univers en Argentine, laissant d’impérissables Wagner au Colon de Buenos Aires, et une saisissante Passion selon Saint-JeanL’Evangéliste de Koloman von Pataky chantera avec dans la voix le goût du sang du Christ.

Lorsqu’il revient à Vienne, c’est dans celle demi-ruinée et sous perfusion américaine que Carol Reed montre dans Le Troisième homme. Karl Böhm, Josef Krips et Herbert von Karajan avait reformé une troupe Mozart. Surprise, Decca au lieu de proposer Les Noces de Figaro à Böhm, qui les emmenait partout avec la troupe, les offre à Kleiber. Tempos cravachés, mais l’orchestre tenu dans un gant de fer qui fait grand son : ces Nozze n’ont déjà plus les parfums savoureux de celles de Böhm, retrouveraient-elles l’énergie folle de celles de Karajan ? Quelque chose de plus tendu entraine le tout dans un tourbillon dangereux que Kleiber suspendra seulement dans un saisissant sfumato d’orchestre pour l’épingle perdue cherchée vainement par Barbarina au début du quatrième Acte, inspirant à Anny Felbermayer cette nostalgie désolée que je ne retrouverai plus ailleurs.

Nozze sublimes, et différentes, La Comtesse de Lisa Della Casa, plus amère qu’elle veut bien le chanter, et assurément maîtresse du jeu, le Chérubin vif argent de Danco, impérissable même après Jurinac, la Marcellina insensée et pourtant si stylée de Rössl-Majdan, Le Comte moqué de Poell, tous s’inclinent devant le Figaro solaire, athéltique de Cesare Siepi, modèle exotique et pourtant inégalé.

Mais le vrai miracle lyrique reste Rosenkavalier, que l’équipe de Legge et Karajan ne fera oublier qu’à coup de stéréophonie. Ah !, la Resi de Reining qui semble tenir le rôle, mots et voix directement de Lehmann, l’Octavian si peu travesti, vrai jeune homme sanglant sa virilité dans sa voix, de Jurinac, la Sophie séductrice, rouée, anti oie-blanche, de Güden, le plus grand Ochs moderne (Ludwig Weber, incroyable au long des trois actes, d’une verve folle, d’un grain de voix si gouailleur), le chanteur italien de Dermota et toute une équipe qui sait son Chevalier pour les comprimari depuis les années quarante, quel bonheur ! Pour l’orchestre, le père aura posé le modèle, y compris et d’abord pour son fils. Historique. Ecoutez le deuxième Acte et accrochez-vous à votre fauteuil.

Les gravures d’œuvres symphoniques ne sont pas moins saisissantes, et d’abord les Beethoven (l’Héroïque, la Pastorale avec le Concertgebouw, la 9e viennoise). Partout règne cette énergie dévorante, ces phrasés électriques, cette intensité des attaques, cette verdeur des mélodies, rappelant que les contemporains rapprochaient volontiers l’art d’Erich Kleiber et celui d’Arturo Toscanini, parallèle qu’éclaire le très beau coffret édité avec bien des soins par Decca, mais ne négligez pas celui assemblant les 78 tours.

LE DISQUE DU JOUR

Erich Kleiber
The Complete Polydor 78s

Wolfgang Amadeus Mozart (1756–1791)
Idomeneo, K. 366 – Ouverture
Berliner Philharmoniker
6 Danses allemandes, K. 600 (4 extraits : No. 2 en fa majeur, No. 3 en si bémol majeur, No. 4 en mi bémol majeur, No. 5 en sol majeur)
4 Danses allemandes, K. 602 (extrait : No. 3 en ut majeur)
3 Danses allemandes, K. 605 (2 extraits : No. 2 en sol majeur, No. 3 en ut majeur)
6 Danses allemandes, K. 571 (2 extraits : No. 6 en ré majeur, No. 4 en sol majeur)
6 Danses allemandes, K. 609 (extrait : No. 6 en ut majeur)
Staatskapelle Berlin · Berliner Philharmoniker

Ludwig van Beethoven (1770–1827)
Symphonie No. 2 en ré majeur, Op. 36
Franz Schubert (1797–1828)
Rosamunde, D. 797 (2 extraits : No. 5. Entr’acte No. 3, No. 9. Musique de ballet)
Staatskapelle Berlin

Franz Schubert (1797–1828)
Symphonie No. 8 en si mineur, D. 759 « Inachevée »
Felix Mendelssohn-Bartholdy (1809–1847)
Le songe d’une nuit d’été, Op. 61, MWV M13 (2 extraits : No. 1. Scherzo,
No. 7. Notturno, No. 9. Marche nuptiale)

Berliner Philharmoniker

Gioachino Rossini (1792–1868)
Guillaume Tell – Ouverture
Hector Berlioz (1803–1869)
Le Carnaval romain – Ouverture, Op. 9, H 95
Otto Nicolai (1810–1849)
Die lustigen Weiber von Windsor – Ouverture
Staatskapelle Berlin

Johann Strauss fils (1825–1899)
Die Fledermaus – Ouverture
Bedřich Smetana (1824–1884)
Má Vlast, JB 1:112 (extrait : No. 2. Vltava – 2 versions, 1927 et 1928)
Antonín Dvořák (1841–1904)
Symphonie No. 9 en mi mineur, Op. 95, B. 178 « Du Nouveau monde »
Danse slave en ut majeur, Op. 46 (B. 83) No. 1
Staatskapelle Berlin

Erich Kleiber, direction
Un coffret de 3 CD du label Deutsche Grammophon 4842049 (Collection Eloquence Australie)
Acheter l’album sur le site de la collection Eloquence, sur le site www.ledisquaire.com, ou sur Amazon.fr – Télécharger ou écouter l’album en haute-définition sur Qobuz.com

Erich Kleiber
Complete Decca Recordings

Josef Strauss (1827–1870)
Sphärenklänge, Op. 235
Johann Strauss fils
(1825–1899)
Der Zigeunerbaron – Ouverture
London Philharmonic Orchestra

Antonín Dvořák (1841–1904)
Ouverture « Carnaval », Op. 92, B. 169
Georg Friedrich Haendel (1685-1759)
Berenice, HWV 38 – Menuet. Andante larghetto
London Philharmonic Orchestra

Wolfgang Amadeus Mozart (1756–1791)
Symphonie No. 40 en sol mineur, K. 550
Ludwig van Beethoven (1770–1827)
Symphonie No. 6 en fa majeur, Op. 68 « Pastorale »
London Philharmonic Orchestra

Piotr Ilyitch Tchaikovsky (1840–1893)
Symphonie No. 4 en fa mineur, Op. 36, TH 27
Symphonie No. 6 en si mineur, Op. 74, TH 30 « Pathétique »
Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire

Ludwig van Beethoven (1770–1827)
Symphonie No. 3 en mi bémol majeur, Op. 55 « Eroica »
Symphonie No. 5 en ut mineur, Op. 67
Symphonie No. 6 en fa majeur, Op. 68 « Pastorale »
Symphonie No. 7 en la majeur, Op. 92
Royal Concertgebouw Orchestra

Ludwig van Beethoven (1770–1827)
Symphonie No. 3 en mi bémol majeur, Op. 55 « Eroica »
Symphonie No. 9 en ré mineur, Op. 125 « Chorale »
Wiener Philharmoniker

Wolfgang Amadeus Mozart (1756–1791)
Symphonie No. 39 en mi bémol majeur, K. 543
6 Danses allemandes, K. 600 (2 extraits : No. 1 en ut majeur, No. 5 en sol majeur)
4 Danses allemandes, K. 602 (extrait : No. 3 en ut majeur)
3 Danses allemandes, K. 605 (extrait : No. 3 en ut majeur « Die Schlittenfahrt »)
Kölner Rundfunk-Sinfonieorchester

Franz Schubert (1797–1828)
Symphonie No. 9 en ut majeur, D. 944 « Grande »
Carl Maria von Weber (1786–1826)
Symphonie No. 1 en ut majeur, Op. 19, J. 50
Kölner Rundfunk-Sinfonieorchester

Richard Strauss (1864-1949)
Der Rosenkavalier, Op. 59, TrV 227
Maria Reining, soprano (Die Feldmarschallin) –
Ludwig Weber, basse (Baron Ochs von Lerchenau) –
Sena Jurinac, soprano (Octavian) – Alfred Poell, baryton (Herr von Faninal) –
Hilde Gueden, soprano (Sophie) – Judith Hellwig, soprano (La duenne) –
Peter Klein, ténor (Valzacchi) – Hilde Rössel-Majdan, mezzo-soprano (Annina) – Walter Berry, basse (Le commissaire de police) –
Harald Pröglhöf, basse (Le majordome de la Maréchale) –
August Jaresch, ténor (Le majordome de Faninal) –
Franz Bierbach, basse (Un notaire) – Anton Dermota, ténor (Un chanteur italien)
Wilfriede Loibner, soprano – Elfriede Hochstätter, mezzo-soprano – Maria Trupp, contralto (Trois orphelines nobles) –
Berta Seidl, soprano (Une marchande de mode) –
Erich Majkut, ténor (Un aubergiste, Un marchand d’animaux) –
Wolfgang Daucha, ténor – Ferdinand Settmacher, Fritz Erber, Rudolf Stumper, Alois Buchbauer, basses (Les laquais de la Maréchale) –
Ludwig Fleck, ténor – Fritz Maier, Otto Vajda, basses (Les garçons d’auberge)

Wiener Philharmoniker

Wolfgang Amadeus Mozart (1756–1791)
Le nozze di Figaro, K. 492
Alfred Poell, baryton (Il conte) – Lisa della Casa, soprano (La contessa) –
Hilde Gueden, soprano (Susanna) – Cesare Siepi, basse (Figaro) –
Suzanne Danco, soprano (Cherubino, Une jeune fille) –
Hilde Rössel-Majdan, mezzo-soprano (Marcellina) –
Fernando Corena, basse (Bartolo) – Murray Dickie, ténor (Don Basilio) –
Hugo Meyer-Welfing, ténor (Don Curzio) –
Anny Felbermayer, soprano (Barbarina, Une autre jeune fille) –
Harald Pröglhöf, basse (Antonio)
Wiener StaatsopernchorWiener Philharmoniker

Erich Kleiber, direction
Un coffret de 15 CDs du label Decca 4851582, incluant des témoignages de musiciens ayant connu Erich Kleiber, assemblés par Jon Tolansky
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Photo à la une : le chef d’orchestre Erich Kleiber – Photo : © DR