Né pour Bach

On ne le rappelle pas assez : Helmut Walcha fut voyant, la cécité ne l’aura reclus en musique qu’à l’âge de seize ans, Günther Ramin qui pensait s’être trouvé un successeur dans ce grand jeune homme brillant qui dominait sa classe au Conservatoire de Leipzig par sa maîtrise déjà stupéfiante des œuvres de clavier de Bach, se consola après quelques mois : le jeune Helmut n’abdiqua rien de son art, sa maîtrise à l’orgue comme au piano ou aux quelques clavecins qu’on pouvait encore jouer à Leipzig était intact. C’est que Walcha était devenu autrement voyant, sa légendaire mémoire visuelle avait fixé une fois pour toutes tout le Bach qu’il connaissait déjà, Ramin lui apprendrait le reste, aidant son disciple à monter à la tribune de la Thomaskirche pour les offices et les services au chœur.

Élevé dans Bach, pour servir Bach. L’orgue fut son monde, c’est du moins ce que l’on croit un peu vite. Archiv, dès la monophonie, lui demanda toute l’œuvre d’orgue, captant des instruments magnifiques dans des prises de son remarquables pour l’époque. La stéréophonie venue, une seconde intégrale sur des instruments scrupuleusement choisis entre Hanse et Alsace montrait une dimension spirituelle supplémentaire, Walcha y délaissant sa virtuosité éclatante au profit d’une introspection lumineuse : l’esprit soufflait libre. On était dans les années 1970, les organistes historiquement informés balbutiaient leur révolution, sans qu’elle puisse inquiéter le geste à la fois rigoureux et libre de celui qui parcourait l’Europe pour porter la bonne parole. Le clavecin s’était ajouté, Ammer ayant confectionné un instrument pratique qui pouvait suivre son interprète et permettait de doubler les concerts : aux orgues des cathédrales le sacré, aux salles de concert le Bach profane du claveciniste. De celui-ci, Archiv ne voulut point, mais Electrola n’hésita pas à lui en faire graver la quasi-intégrale, même sur un Ammer, heureusement rééditée par Warner voici peu.

Hors Bach, une anthologie de ses prédécesseurs, Bruhns, Buxtehude, Tunder, Lübeck, Pachelbel, Böhm, Scheidt et Sweelinck occupant trois pleins microsillons, élargit le spectre d’un art qui, délivré du souci de servir le Cantor, montrait un jeu plus improvisé et souvent diablement poétique.

Les années passaient, Walcha courait l’Allemagne et les pays scandinaves, la France aussi, donnant infatigablement des concerts. À Paris, il put jouer au début des années soixante-dix des instruments anciens remis en fonction. Deutsche Grammophon voudrait-elle lui permettre d’enregistrer Le Clavier bien tempéré ? L’étiquette jaune n’en avait pas de version, même Ralph Kirkpatrick n’avait pas songé à graver les deux Livres durant ses sessions des années cinquante, probablement par respect envers l’enregistrement de Wanda Landowska. Helmut Walcha ne souffrait pas de ce parage, Deutsche Grammophon acceptait, il y mit cependant une condition, le choix des clavecins. Pour le Premier Livre, un Ruckers restauré par Kurt Wittmayer et conservé au château de Nordkirchen. Pour le Second Livre, Walcha retrouvera son cher Paris, Claude Noisette de Crauzat lui prêtant un splendide Hemsch revu par Claude Mercier-Ythier, dont les ingénieurs du son captèrent fidèlement les couleurs et la fluidité souvent irréelle, dans l’acoustique chaleureuse de l’église allemande de la rue Blanche, merveille !

Tout cela, et même un 78 tours de 1927Walcha soutient les Thomaner, est enfin réuni dans une édition parfaite qui permet de retrouver ce Clavier bien tempéré si vivant, si svelte, si chantant, en rien un testament, au contraire, une échappée-belle.

LE DISQUE DU JOUR

Helmut Walcha
Complete Recordings on Archiv Produktion, Deutsche Grammophon and Philips

Oeuvres de Johann Sebastian Bach, Nikolaus Bruhns, Samuel Scheidt, Dietrich Buxtehude et Jan Pieterszoon Sweelinck

Helmut Walcha, orgue

Un coffret de 32 CD du label Deutsche Grammophon 4839949
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Photo à la une : l’organiste Helmut Walcha – Photo : © DR