Nuits noires

La Berceuse de Chopin est de pleine lune, celle de Liszt qui lui répond aurait pu être écrite par Busoni, berceuse funèbre, inquiète, à la tonalité vacillante. Liszt l’augmenta considérablement en 1863, elle semble ouvrir vers des ailleurs qui, quelques années plus tard, verseront son clavier versicolore dans des gris, des anthracites, avec quelques notes de souffre. Ici, un rossignol chante encore, un vrai rossignol, sombre de timbre, alors que la main gauche évoque la ponctuation distendue d’une barcarolle. Cette nuit-là sous les doigts immatériels de Benjamin Grosvenor, a quelque chose de vénitien, ces sfumatos, ces chants dispersés, ces myriades d’étoiles soudain qui s’échappent du piano pour s’effacer dans le silence.

Couleurs d’alto, toucher ample jusque dans le silence, et un art du cantabile intérieur, qui ne veut surtout pas briller, tout cela donne un visage singulier aux 3 Sonnets de Pétrarque, joués amples, très dits, avec une étoffe harmonique que le pianiste dans un jeu à dix doigts laisse s’exalter ; chaque ligne, chaque contre-chant, s’écoutent et se répondent, sans une once de narcissisme.

Dans la Sonate, jouée altière, avec une hauteur de vue, une clarté formelle et soudain une fureur, il manquera peut-être quelque chose à certains qui y attendent que le virtuose y plastronne. Grosvenor préfère y célébrer un voyage initiatique pas si éloigné que cela de celui d’Après une lecture du Dante.

Alors ceux qui veulent entendre le virtuose iront aux sombres Réminiscences de Norma, où le jeune homme s’abstrait de la réalité de son piano, le transmuant en une machine extraordinaire où tout le drame de Bellini vient s’engouffrer, marche et clair de lune, méditation et révolte. Admirable disque d’un génie du piano moderne.

LE DISQUE DU JOUR

Franz Liszt (1811-1886)
Sonate en si mineur, S. 178
Berceuse, S. 174
Réminiscences de « Norma » de Bellini, S. 394
3 Sonetti del Petrarca
(Nos. 4, 5 & 6, extraits des « Années de pèlerinage II, S. 161 »)

Ave Maria (No. 12, extrait des « 12 Lieder von Franz Schubert, S. 558 »)

Benjamin Grosvenor, piano

Un album du label Decca 4851450
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Photo à la une : le pianiste Benjamin Grosvenor – Photo : © Decca Classics