Apologie du bref infini

Il fallait oser enregistrer, avant l’année Beethoven, tout un programme mêlant le plus anecdotique (mais faussement anecdotique, évidemment) et le plus sacré. Ainsi Yumeto Suenaga dévoile-t-il au long de deux disques ce focus singulier du génie beethovénien, l’éclat, au double sens de fragment et d’éblouissement.

Telle Valse, faussement ingénue, et qui pourrait-être de Schubert, telle Bagatelle élancée, bizarre, fulgurante, trouvent sous ses dix doigts aux équilibres assez miraculeux une dimension tout autre par la suggestion des timbres, l’emploi savant de la pédale, le cantabile intérieur, les rythmes précis mais enclos dans la matière même du son. Dans l’infiniment petit, faire apercevoir l’immense. C’est tout le secret des Variations sur un thème de Diabelli, dont Yumeto Suenaga sait en phrasant la bricole qu’elle n’est qu’un prétexte à autant d’échappées-belles où Beethoven fait entrer dans la structure même de l’œuvre les élans indomptables de l’improvisation.

Cette quadrature, Yumeto Suenaga la tient d’une main de fer dans un gant de velours, l’équilibre de la vision s’appuie sur les fulgurances du texte, une raison supérieure ordonne le tout, le cahier rayonne sans jamais tendre vers les verticalités que les grands beethovéniens du passé, de Schnabel à Serkin en passant par Richter-Haaser, auront projetées avec âpreté. Non, le geste du Japonais restera mesuré, et tout ce que Beethoven aura inventé s’y fera entendre.

Pour le simple art pianistique, on courra aux quelques Bagatelles de l’Op. 119, d’une élégance folle où s’intercalent les Moqueries d’Isabelle Fraisse, brèves elles aussi, et fusantes. Car la compositrice sait son Beethoven et d’ailleurs initiera un dialogue tout en réminiscences avec l’Opus 111.

Yumeto Suenaga offre la Sonate au complet, lui refusant les précipices, la faisant chanter ailée, svelte, déjà dans une certaine apesanteur, je crois bien ne l’avoir jamais entendue ainsi. Pourtant, au même étiage que ses Diabelli (dont le thème reparaitra soudain au cours du deuxième disque), la Grande Fugue que Beethoven aura transcrite pour son piano, me semble aller plus loin, des sarcasmes de son intrada à l’exhaussement de ses polyphonies, le pianiste et son acolyte la jouant comme une partition abstraite qui aurait pu être écrite hier. Ecoutez seulement.

LE DISQUE DU JOUR

Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Alla ingharese quasi un capriccio, Op. 129
Bagatelle en si bémol majeur, WoO 60
Allegretto en si mineur,
WoO 61

Bagatelle en sol mineur,
WoO 61a, Hess 56

33 Veränderungen über einen Walzer von Diabelli, Op. 120
Valse en mi bémol majeur, WoO 84
11 Bagatelles, Op. 119 (6 extraits : Nos. 2, 3, 6, 7, 9 & 10)
Écossaise en mi bémol majeur, WoO 86
Valse en ré majeur, WoO 85
Grosse Fuge en si bémol majeur, Op. 134*
Sonate pour piano No. 32 en ut mineur, Op. 111
Isabelle Fraisse (née en 1949)
3 Moqueries sur une valse de Diabelli
111

Yumeto Suenaga, piano
*Charles Lavaud, piano

Un album du label Artalinna ATL-A019
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Photo à la une : le pianiste Yumeto Suenaga et la compositrice Isabelle Fraisse – Photo : © Jean-Baptiste Millot