Behzod

Il y a des mystères chez Sony. Le luxueux album sponsorisé par le joaillier Gübelin consacré aux années lucernoises de Sergei Rachmaninov n’aura connu aucune promotion et guère plus de distribution, du moins en France. L’éditeur aurait-il craint de mettre en avant cette véritable œuvre d’art éditoriale ? Peu probable, si l’on songe au soin identique qu’apporte Robert Russ à la désormais historique série de coffrets de réédition qui a sensiblement redoré un label aux choix artistiques de plus en plus discutables.

Talon d’Achille probable de cet album parfait dont le livret dévoile toute une série de photographies prises dans l’album de famille constitué par Rachmaninov à la Villa Senar, ni James Gaffigan, ni Behzod Abduraimov ne sont des artistes Sony. L’un et l’autre n’auraient pourtant pas dépareillé le catalogue américain, et pour Behzod Abduraimov, en mal de disques depuis son départ de chez Decca, l’occasion est vraiment manquée, mais ce pianiste impeccable a depuis trouvé un vrai éditeur.

Il joue la Rhapsodie sur un thème de Paganini, stylée, fusante, d’un ton classique qui rappelle la version du compositeur, sur le Steinway offert à Rachmaninov lors de son installation à Lucerne. Instrument magnifique par son équilibre, ses registres si affirmés, sa sonorité naturellement boisée qui évite tout clairon dans les aigus et dont, à la variation finale, Behzod Abduraimov envole le clavier : c’est sur celui-ci que Rachmaninov composa l’œuvre. Quelle électricité !, que l’on retrouvera aussi dans une Troisième Symphonie névrotique, prodigieuse de rythmes et d’accents, où James Gaffigan fait paraitre le meilleur de son art.

Vous voulez un peu plus de ce Rachmaninov impeccable, joué très grand piano et sans une goutte de sentimentalité ? Alors le Troisième Concerto donné au Royal Albert Hall lors des Prom’s 2016 est pour vous. Valery Gergiev lui-même surveille sa gestique, les Munichois donnent à l’orchestre de Rachmaninov des arrière-plans incroyables de poésie où la grande sonorité du jeune homme vient chanter large, colorant les mélodies, insufflant une grandeur épique à la cadence, raffinant sans ostentation l’Intermezzo avant d’enflammer un Finale d’anthologie ! Quel pianiste décidément, à la mesure des grands anciens, dont l’art ne pâlit pas devant ceux d’Emil Gilels ou de Sviatoslav Richter. Une autre version en concert, toujours dirigée par Gergiev mais avec le Concertgebouw d’Amsterdam, a été éditée, mais je ne la connais pas, du moins pas encore.

Le jeune homme aurait-il enfin trouvé un éditeur digne de son art ? Alpha n’a que peu communiqué sur la venue de Behzod Abduraimov, je ne peux qu’espérer une collaboration au long cours, d’autant que les micros de René Möller ont enfin saisi ce clavier si ample, cette profondeur harmonique, ces couleurs pleines qui signent la sonorité de cet artiste parvenu si jeune à la plénitude de son art.

Le programme de ce premier disque pour Alpha, aussi généreux soit-il – une heure vingt-cinq minutes – m’intrigue pourtant. Aucun rapport entre le livre d’images de Children’s Corner, les précipités fulgurants des Préludes de Chopin ou les fantasmagories des Tableaux d’une exposition. Gageons que le pianiste les avait simplement prêts, dans son esprit, comme dans ses doigts.

En sonorité boisée, profonde, son Children’s Corner est pure poésie, mais ignore toute fantaisie, son enfance est grave. Les Préludes de Chopin sont unifiés, faits d’un geste, refusent le morcellement, la conception ne peut qu’étonner, mais quelle plénitude jusque dans le très sombre. Le pianiste se dévoile bien plus dans des Tableaux brusqués, âpres, souvent expressionnistes, qui semblent vouloir se fondre dans le geste halluciné qu’y osa seule avant lui Maria Yudina. Mais il ne va pas si loin qu’elle dans la démesure, la nature si noble de sa sonorité, l’élégance sévère de son jeu ne l’y autorisent pas. Pourtant je les réécoute sans cesse depuis que ce récital m’est parvenu, et j’espère déjà le prochain album.

LE DISQUE DU JOUR

Sergei Rachmaninov
(1873-1943)
Rhapsodie sur un thème de Paganini, Op. 43
Symphonie No. 3 en la mineur, Op. 44

Behzod Abduraimov, piano
Luzerner Sinfonieorchester
James Gaffigan, direction
Un album du label Sony Classical 19075981622
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Maurice Ravel
(1875-1937)
Boléro, M. 81
Sergei Rachmaninov
(1873-1943)
Concerto pour piano et orchestre No. 3 en ré mineur, Op. 30
Galina Ustvolskaya
(1919-2006)
Symphonie No. 3, « Jésus Messie, sauve-nous »
Richard Strauss (1864-1949)
Der Rosenkavalier – Suite, TrV 227d

Behzod Abduraimov, piano
Alexei Petrenko, récitant
Münchner Philharmoniker
Valery Gergiev, direction
Un DVD du label Naxos 2110572
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Claude Debussy (1862-1918)
Children’s Corner, L. 113
Frédéric Chopin (1810-1849)
24 Préludes, Op. 28
Modeste Moussorgski (1839-1881)
Tableaux d’une exposition

Behzod Abduraimov, piano
Un album du label Alpha 653
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Photo à la une : le pianiste Behzod Abduraimov – Photo : © DR