Klytämnestra

Je m’amusais récemment en me remémorant les mots malheureux d’un remarquable producteur de France Musique qui pour mieux encenser Christa Ludwig bâtait froid le génie d’Elisabeth Schwarzkopf, avec l’argument qu’elle n’aurait pas eu au disque le rayonnement de son aînée. Le rayonnement peut-être, mais la carrière !

Car Christa Ludwig chantât tout, alors que Schwarzkopf, perfectionniste, fit sienne une poignée de rôles, et puis on ne compare pas soprano et mezzo, histoire justement de répertoires mais aussi de typologie vocale même si Ludwig aurait pu être une soprano, et même l’Isolde que voulait Otto Klemperer !

Vienne fut la ville où elle s’inventa, et le Staatsoper lui offrit quarante années durant tous les rôles qu’elle voulut, dessinant à chaque fois des personnages inoubliables. Certains des plus saisissants n’y figurent pourtant pas ici, comme sa saisissante Marfa de La Khovanchtchina. Mais tout de même il y a vingt-trois rôles documentés ici, dont deux dans Rosenkavalier, Octavian et La Maréchale, cela montre tout d’un art qui s’incarna entier dans la scène.

Chérubin jouffla jusque dans la voix en 1955, où elle ne faisait pas oublier l’élan svelte de Sena Jurinac, Dorabella sublime pour Böhm, mais en allemand, et face à la Fiordiligi d’Hilde Güden, vraie surprise elle !, Leonore pour Karajan, historique, mais surtout ce Komponist pour Böhm où cette fois elle égale Jurinac et montre une profusion d’aigus qui l’affirme soprane (elle sera Ariadne !), tout cela est connu. Moins son Ortrud pour Böhm, sa Carmen discutable pour Maazel, sa divine Angelina qui montre qu’elle avait tout pour être la mezzo colorature rossinienne de son époque (mais elle ne le voulut pas, autre renoncement). Cette voix était celle d’une tragédienne, c’est pour cela que son Isolde nous (lui ?) manquera toujours. Sa Lady Macbeth le proclame, ardente même en somnambulisme.

Le coffret répare au moins une vraie injustice. Lorsque Pierre Boulez enregistra Wozzeck pour CBS, à l’issu des représentations de la mise en scène de Jean-Louis Barrault à l’Opéra de Paris, Christa Ludwig n’était pas Marie en face de Walter Berry, mais en 1963, à Vienne, retrouvant son Wozzeck d’époux, sous la baguette expressionniste de Leopold Ludwig, elle est bouleversante, Orfeo doit impérativement nous éditer la soirée au complet.

L’humour n’était pas la moindre de ses qualités au théâtre, écoutez la grande scène de Mrs Quickly, mais le rêve trouble (sa Comtesse de La Dame de Pique au français choisi pour le Grétry) et le cauchemar l’étaient plus encore. Pour ses adieux au Staatsoper, elle reprend sa Klytämnestra, abordée tôt (en 1975 !) : écoutez la chanter ce que Strauss veut qu’elle chante de cette voix belle encore, et pleine, puis passer à ce sprechgesang terrifiant : une tragédienne, état que le chant noble a perdu depuis elle, à quelques exceptions près (Devia, Antonacci).

LE DISQUE DU JOUR

Christa Ludwig
Wienerstaatsoper Live Recordings, 1955-1994

Œuvres de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Richard Strauss (1864-1949), Gioacchino Rossini (1792-1868), Ludwig van Beethoven (1770-1827), Richard Wagner (1813-1883), Alban Berg (1885-1935), Hans Pfitzner (1869-1949), Georges Bizet (1838-1875), Giuseppe Verdi (1813-1901), Gottfried von Einem (1918-1996), Hector Berlioz (1803-1868), Piotr Ilyitch Tchaikovski (1840-1893), Claude Debussy (1862-1918)

Christa Ludwig, mezzo-soprano

Un coffret de 3 CD du label Orfeo C758083D
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Photo à la une : la mezzo-soprano Christa Ludwig – Photo : © DR