Otello du crépuscule

L’Allemagne produisit dans les années trente la première réévaluation du legs verdien, alors même que l’Italie, abandonné aux délices du symbolisme ou aux splendeurs du vérisme ne voyait plus en Verdi qu’un Dieu dont on vénérait seulement quelques idoles. Fritz Busch, Karl Böhm, Joseph Keilberth, Hans Schmidt-Isserstedt puis Ferenc Fricsay, rendirent Verdi à Verdi, mais en langue allemande, et même après l’ère nazie.

Furtwängler n’y trempa guère, et lorsque le Festival de Salzbourg l’annonça comme maître d’œuvre d’un nouvel Otello pour l’édition de 1951, la curiosité des mélomanes comme des critiques fut aiguisée. La maladie s’en mêla, cette bronchite doublée de dépression qui, trois ans plus tard, finirait par l’emporter, le contraignant à laisser le plus gros des répétitions à la discrétion de Mario Rossi.

Il en résulta une soirée singulière, et pas seulement par ses irrégularités, les incertitudes entre la fosse et la scène, et pour les chanteurs pourtant rompus à la battue suggestive du chef (sinon Dragica Martinis), le devoir de se jeter dans la tempête comme dans la confidence sans sécurité, finirent par produire un Otello que j’écoute toujours avec passion. Entendez seulement comment Ramón Vinay fait dans l’orchestre orant de Furtwängler son « Dio mi potevi ».

Furtwängler a son monde, et l’offre à qui veut y vivre, et d’abord au Iago, brute dangereuse, de Paul Schöffler, qui abandonne le style que Karl Böhm lui imposait (mais en allemand) pour creuser son personnage, mettant dans sa voix la trogne du traître. Génial. Toute l’équipe de chant s’y retrouve d’ailleurs, à commencer par le Cassio de Dermota et le Roderigo de Jaresch, et si l’on peut ne pas aimer le timbre de Dragica Martinis, sa Desdémone noble et sensible, chantée et dite d’une grande voix au style surveillé, n’est pas loin d’être en bien des points parfaite, comme la Emilia, la magnifique Sieglinde Wagner.

Et Furtwängler ? Sa tempête atmosphérique, même avec un canon à contre-temps, aura inspiré Carlos Kleiber ; l’attention qu’il porte aux divers lacis de l’intrigue montre que derrière Boito, il voit Shakespeare ; le grand ensemble de l’ambassade de Venise est saisissant, et plus saisissantes encore les couleurs délétères avec lesquelles il peint le quatrième acte, si bien que marginal comme il le fut toujours dans la discographie, et d’autant plus présent qu’Orfeo s’est abreuvé à plusieurs sources pour rendre justice à l’ensemble de la soirée (puisqu’aussi bien le Festival ne fit que radiodiffuser la représentation), ce sombre Otello continue de déployer son crépuscule.

LE DISQUE DU JOUR

Giuseppe Verdi (1813-1901)
Otello

Ramón Vinay, ténor (Otello)
Carla (Dragica) Martinis, soprano (Desdemona)
Paul Schöffler, baryton (Iago)
Sieglinde Wagner, contralto (Emilia)
Anton Dermota, ténor (Cassio)
August Jaresch, ténor (Roderigo)
Josef Greindl, basse (Lodovico)
Georg Monthy, baryton (Montano)
Franz Bierbach, basse (Un Aroldo)

Chor der Wiener Staatsoper
Wiener Philharmoniker
Wilhelm Furtwängler, direction
Enregistré à Salzbourg le 7 août 1951

Un album de 2 CD du label Orfeo C8801321
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Photo à la une : le ténor Ramón Vinay, au cours de la saison 1947-1948 du Théâtre de la Scala, avec un autre cast, composé de Mario Labroca, Gino Bechi et Maria Caniglia – Photo : © Erio Piccagliani