Doppelgänger

Liszt, voyant les lieder de Schubert, y entendait des mondes où la voix pouvait s’immerger dans un piano d’orchestre. Le vaste travail qu’il entreprit sur le Schwanengesang prit les libertés qu’autorisait un ensemble de lieder qui n’était d’ailleurs pas un ensemble, ni même un cycle. Il s’y octroya des interpolations entre les suites regroupées pas poètes. Un exemple, Ihr Bild est détaché des Heine pour venir s’interposer entre Kriegers Ahnung et Frühlingsehnsucht, parmi les Rellstab. Il ne garda des Siedl qui forment postlude que Die Taubenpost, et avec quel sens merveilleux de la tendresse nostalgique, le baryton chante les portées !, ce qui autorise Liszt à laisser de côté quatre lieder, qui œuvre choisit !

Mais génie dramatique oblige, Die Stadt et Der Doppelgänger sont unis dans la même hallucination que Can Çakmur lie, nuit de brouillard. En vrai, c’est lui le vrai artisan de ce Schwanengesang, où il capture dans son piano de tempêtes et de cendres et Liszt et Schubert, poussant le premier au génie de l’autre. Ce n’est pas si souvent, et n’aura guère existé à ce degré depuis Vladimir Sofronitsky et Lazare Berman, sinon sous les doigts de Cyprien Katsaris.

Un premier récital m’avait transporté, ce deuxième album me confirme qu’on tient avec ce jeune homme l’un des plus beaux pianistes de notre temps, et je crois bien qu’il est déjà tout entier formé comme un demi-dieu sorti de la cuisse de Jupiter. Avec déjà la conscience du bizarre extrême, du satanisme et des abîmes faustiens, écoutez seulement ce clavier littéraire détailler et envoler les Quatre Valses oubliées que Liszt laissa échapper de sa plume de soixante-dix ans. Le diable vous parle.

LE DISQUE DU JOUR

Franz Liszt (1811-1886)
Schwanengesang, S. 560
(arr. pour piano seul de quatorze lieder du recueil de Schubert, D. 957)

4 Valses oubliées, S. 215

Can Çakmur, piano

Un album du label BIS Records 2530
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Photo à la une : le pianiste Can Çakmur – Photo : © DR