Grand Fauré

La première page de la Ballade m’a cueilli à froid : ce chant non legato à la main droite, qui espère trouver la grande ligne vocale dans le balancement de barcarolle de la main gauche, m’a rebuté, où avais-je fourré la partition ?, qui avait raison ?, mon souvenir de tant d’interprètes de Fauré qui liaient, ou Fauré lui-même ? Je mis le disque de côté, un peu refroidi, mais la partition retrouvée donna raison à Alexandra Matvievskaya.

Cette fois, je recommençais l’audition par le Deuxième Nocturne, le plus barcarolle de tous, tempo lent mais porté, polyphonies expressives qui font tout entendre du lacis de liseron où Fauré contre-tisse rythmes et mélodies, la pâte pleine mais qui ne pèse pas dans le clavier, puis dans la seconde partie cette proclamation pleine d’étoiles noires, ce piano qui enfle une tempête.

L’ardeur et l’immensité, voilà le secret qui manque trop souvent aux interprètes de Fauré, à ces tièdes qui le maintiennent sous l’abat-jour. Matvievskaya n’est pas de ceux-là, et comme François Dumont récemment, elle voit son Fauré en eaux-fortes, le saturant de couleurs, avivant les harmonies.

Retour à la Ballade, je tique toujours sur la première page, mais le développement en quasi variations, et là encore, l’espace soudain, me sidèrent. Pour le Treizième Nocturne, pour Thème et Variations mis si justement en pendant de la Ballade, cette manière de grand piano conteur est une évidence, et rappelle ce qu’Emil Gilels, Albert Ferber, Jean Verd, Vlado Perlemuter, faisaient dans Fauré, le jouant grand et âpre.

Pourtant, la merveille du disque est le Quatrième Nocturne, bref triptyque qu’on joue souvent sur un ton de confidence, à la Franck : le thème façon colonne ionique de son portique y incite, mais Alexandra Matvievskaya le fait très décidé, et avance plus encore dans le « tranquillamente », refusant de l’affadir, le conduisant à sa grande gerbe d’étoiles d’un geste éclatant.

Heureux Fauré, entre ce premier disque d’une pianiste qu’il inspire tant (j’aimerais entendre ses Barcarolles), et le début de l’intégrale de François Dumont, il a trouvé deux interprètes à la hauteur beethovénienne de ses chefs-d’œuvre.

LE DISQUE DU JOUR

Gabriel Fauré (1845-1924)
Ballade en fa dièse majeur,
Op. 19

Nocturne No. 2 en si majeur, Op. 33 No. 2
Nocturne No. 13 en si mineur, Op. 119
Nocturne No. 6 en ré bémol majeur, Op. 63
Thème et Variations en ut dièse mineur, Op. 73
Nocturne No. 4 en mi bémol majeur, Op. 36

Alexandra Matvievskaya, piano

Un album du label Artalinna ATL-A024 (uniquement disponible en téléchargement et streaming)
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Photo à la une : la pianiste Alexandra Matvievskaya – Photo : © Jean-Baptiste Millot