Avénement

Yannick Nézet-Séguin aura débuté au disque avec une Quatrième Symphonie de Gustav Mahler parfaite, où brillait au cours du Finale le soprano plein d’esprit de la jeune Karina Gauvin. Mahler fut l’amour de jeunesse de ce jeune homme audacieux que la carrière aura chéri au-delà de ses espérances. Etait-il temps qu’il aborde cette symphonie Janus qu’est la 8e, partagé entre l’exultation féroce du Veni creator et la vaste ballade nocturne, syncrétique mais d’abord panthéiste de la Scène finale du Second Faust de Goethe.

À lire des plumes plus autorisées que la mienne, je n’aurais même pas dû placer ce disque dans ma platine, les uns se gaussant d’une interprétation qu’ils entendaient comme survolée, les autres pointant avec délices les écueils d’un concert qui aurait du rester dans les oubliettes.

Mais voilà, je ne sais pas résister à tout nouveau disque Mahler, et dès la première injonction du chœur, je me demande bien ce que mes amis mahlériens ont pu entendre que je n’entends pas. L’élan est certain, les mots tranchants, les solistes flamboient, l’ardeur est partout et la grande fugue s’élance, roulant le feu de ses polyphonies. Quelle exaltation, quelle intensité et quelle présence de l’orchestre, dont le quatuor cravache et les vents psalmodient. Chœur d’enfants vert, orgue tonnant, à la coda tout un pan grave de sons rugissants vient soutenir l’immense rosace qui déploie ses cercles, cosmos de sons.

Le Scène finale est emportée par un lyrisme subtil, Nachtmusik où les musiciens de Philadelphie mettent une poésie de timbres, d’inflexions, d’accents que Yannick Nézet-Séguin compose en un récit mystérieux. Tous les solistes excellent, mais ils refusent d’incarner des personnages (souvenez-vous du vrai théâtre que leur demandait Sinopoli, on a ici l’antithèse), voix de pure musique. Cette façon si singulière unifie les trois quarts d’heure en une seule vaste symphonie de timbres d’une beauté envoûtante qui conduira à une coda aveuglante emportant le public dans un délire.

Refermant cette Huitième que finalement je ne serais peut-être pas seule à aimer, et suivant la suggestion discrète d’un post de Benoît Berger, je retrouve dans mes piles le coffret assemblant quelques concerts de Yannick Nézet-Séguin et de l’Orchestre Philharmonique de Rotterdam que Deutsche Grammophon avait publié en 2018.

Perle sombre de cet ensemble, une 10e Symphonie moderniste, violente, intense, vraie musique venue d’une autre planète, où soudain un lyrisme sensuel envahit tout, comme a contrario du geste général : si ce n’est pas être un vrai mahlérien que de diriger son opus le plus radical avec tant d’intelligence !

Je prolonge ensuite le plaisir en herborisant parmi les six CD, cette 44e de Haydn si expressive et si raffinée à la fois, cette 8e de Bruckner d’une hauteur de vue stupéfiante chez une si jeune baguette, cette 8e de Beethoven impertinente, fusante, aux pieds légers, l’abîme qui s’ouvre dès les premières mesures de la 4e Symphonie de Chostakovitch, la finesse de réalisation du Concerto pour orchestre de Bartók. Allez-y voir et surtout entendre.

LE DISQUE DU JOUR

Gustav Mahler (1860-1911)
Symphonie No. 8

Angela Meade, soprano I
(Magna Peccatrix)
Erin Wall, soprano II
(Una poenitentium)
Lisette Oropesa, soprano III
(Mater Gloriosa)
Elizabeth Bishop, contralto I
(Mulier Samaritana)
Mihoko Fujimura, contralto II (Maria Aegyptiaca)
Anthony Dean Griffey, ténor (Doctor Marianus)
Markus Werba, baryton (Pater Ecstaticus)
John Relyea, basse (Pater Profundus)

Westminster Symphonic Choir
The Choral Arts Society of Washington
The American Boychoir
Michael Stairs, orgue
The Philadelphia Orchestra
Yannick Nézet-Séguin, direction

Un album du label Deutsche Grammophon 4837871
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Dmitri Chostakovitch
(1906-1975)
Symphonie No. 4 en ut mineur, Op. 43
Gustav Mahler (1860-1911)
Symphonie No. 10
en fa dièse mineur

Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Symphonie No. 8 en fa majeur, Op. 93
Piotr Ilitch Tchaikovski (1840-1893)
Francesca da Rimini, Op. 32, TH 46
Mark-Anthony Turnage (né en 1960)
Concerto pour piano et orchestre (premier enregistrement mondial)
Béla Bartók (1881-1945)
Concerto pour orchestre, Sz. 116, BB 123
Antonín Dvořák (1841-1904)
Symphonie No. 8 en sol majeur, Op. 88
Anton Bruckner (1824-1896)
Symphonie No. 8 en ut mineur, WAB 108 (version Haas, 1939)
Claude Debussy (1862-1918)
Nocturnes, L. 98
Franz Joseph Haydn (1824-1896)
Symphonie No. 44 en mi mineur, Hob. I:44 « Funèbre »

Marc-André Hamelin, piano
Rotterdam Philharmonic Orchestra
Yannick Nézet-Séguin, direction

Un coffret de 6 CD du label Deutsche Grammophon 4835345
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Photo à la une : le chef d’orchestre Yannick Nézet-Séguin –
Photo : © George Etheredge