Années mystiques

Tout le piano de Liszt tient dans les Années de pèlerinage, du plus virtuose au plus mystique, du plus descriptif au plus abstrait, du plus serein au plus sombre, sans compter évidement que le Diable et Dieu s’y disputent les sources d’une inspiration incessante.

Suzana Bartal sait, en gravant l’intégrale après se l’être appropriée au long de plusieurs cycles de concerts, qu’elle aura au disque un concurrence certaine, Aldo Ciccolini, Jorge Bolet, Alfred Brendel, France Clidat, György Cziffra, Lazar Berman ont ici posé des styles pianistiques, défendu des visions si divers qu’à la fin, les secrets de ces voyages sont devenus plus mystérieux encore.

Dès les premiers accords de Chapelle de Guillaume Tell, le magnifique Steinway boisé vibre, respire, s’enfle dans un crescendo où tout le meuble s’émeut. Ce ton âpre, ces registres contrastés, ce chant impassible ne laissaient pas espérer la fluidité rêveuse, le jeu de carillon qui encorbelle la chanson de batelier d’Au lac de Wallenstadt, c’est tout un paysage qui s’ouvre, limpide sous les dix doigts de la pianiste, comme cela chante sans coquetterie, subtil pourtant ! Le ton pastoral des tableaux suisses lui va comme un gant, elle m’y évoque le geste simple, le pianisme consommé d’une artiste trop oubliée aujourd’hui qui, je crois bien, fut la première à graver les trois Années : Edith Farnadi.

Comme son ainée hongroise, Suzana Bartal possède la science des timbres, et un art pianistique qui ne craint pas l’écriture terrifiante d’Orage et plus encore celle de Vallée d’Obermann. Elle raffinera son jeu à l’extrême pour l’année italienne, Sonnets dits avec art, Spozalizio au mysticisme doré, Canzonetta pleine d’une discrète fantaisie, avant de s’engager avec ardeur dans les cercles infernaux du voyage de Dante aux enfers. Ce piano si cultivé sait être littéraire, mais la veine populaire de Venezia e Napoli ne lui échappe pas non plus, le clavier débordant de couleurs et de rythmes.

Terreur des pianistes les plus artistes, la Troisième année si sombre, hantée par l’idée de la mort lui inspire un jeu profond et âpre, où l’instrument résonne avec des couleurs d’outre-tombe, cendre et moire, qui contamine jusqu’aux Jeux d’eau à la Villa d’Este, ombreux, inquiets, étranges.

Ces trois disques parfaits, captés avec art par Cécile Lenoir, sacrent la nouvelle prêtresse que le piano de Liszt attendait depuis la disparition de France Clidat, je serais curieux de l’entendre dans l’univers des Rhapsodies.

LE DISQUE DU JOUR

Franz Liszt (1811-1886)
Années de pèlerinage I, S. 160 (Suisse)
Années de pèlerinage II, S. 161 (Italie)
Années de pèlerinage II, Supplément, S. 162
Années de pèlerinage III, S. 163 (Italie)

Suzana Bartal, piano

Un coffret de 3 CD du label naive classique V7082
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Photo à la une : la pianiste Suzana Bartal – Photo : © Jean-Baptiste Millot