Vienne en cordes

La Sécession viennoise se doutait-elle qu’en musique, après les ors et le sombre des Gurrelieder, son essence se résumerait au jeu radical de quatre instruments à cordes ? Au fond, c’était revenir à la plus pure des traditions viennoises qui aura inventé le grand répertoire du quatuor à l’apogée du classicisme.

Les Arod, dont j’avais tant aimé le disque Mendelssohn, se saisissent du destin singulier de Mathilde von Zemlinsky, la sœur d’Alexander et l’épouse de Schoenberg, qui deviendra l’amante du peintre Richard Gerstl introduit au domicile du compositeur pour devenir son professeur de peinture. Gerstl finira par se pendre dans son atelier, face à un grand miroir, entouré de ses toiles où figuraient tous les acteurs de cette tragédie : il avait vingt-cinq ans et un talent comparable à celui d’Oskar Kokoschka.

Ce ménage à trois aiguilla chez Schoenberg une veine créatrice sombre, d’Erwartung au Deuxième Quatuor où se lit ce drame : l’apparition de la soprano dans les deux derniers mouvements de l’œuvre chantant les poèmes de George avec malaise rend les choses plus claires encore, et Elsa Dreisig leur donne toute leur ambigüité de sa voix inquiète, mais c’est le discours subtil des Arod, la fusion de leurs timbres, qui font entendre avec une clarté plus trouvée depuis les Juilliard ces musiques venues d’autres planètes. Quelle distance parcourue d’avec les beautés mystérieuses du Langsamer Satz que Webern écrivit alors qu’il étudiait auprès de Schoenberg.

Pourtant, c’est au vaste Deuxième Quatuor de Zemlinsky que je reviens d’abord en remettant le disque dans la platine : c’est sa Verklärte Nacht, œuvre d’une seule coulée, belle comme une nuit de pleine lune, libre, immense, un flot lyrique que les quatre amis font vibrer comme une toile de Klimt. Leurs archets prennent la lumière irréelle de cette œuvre, la transmuent en émotion – lecture magique !

L’album est magnifique, fait voir quelques peintures de Gerstl, donne à lire des textes passionnants, un modèle d’édition.

Les Belcea eux aussi nous invitent dans cette Vienne sécessionniste, ouvrant également leur album avec le Langsamer Satz de Webern, joué plus nocturne que chez les Arod. Ils lui contrastent illico l’Opus 5, ses miniatures elliptiques, l’effet est saisissant : on passe des prémices d’une langue à un discours essentialisé, pourtant les Belcea réussissent ce tour de force de faire entendre l’un dans l’autre.

Leur Suite lyrique est effusive, consciente de la passion amoureuse qu’elle dissimule à peine sous des références explicites qui citent le couple d’amants de la Symphonie Lyrique d’Alexander von Zemlinsky et Tristan und Isolde, alors que leur Verklärte Nacht est enténébrée, furieuse, amère, d’une densité expressive qui confine au tragique.

Rien d’hédoniste dans leur jeu qui abrase les cordes avec l’appoint sonore de l’alto de Nicolas Bône et du violoncelle d’Antonio Meneses, mais un drame sinistre qui annoncerait celui d’Erwartung. Décidément leur Vienne est radicale.

LE DISQUE DU JOUR

The Mathilde Album
Anton Webern (1883-1945)
Langsamer Satz
Arnold Schönberg
(1874-1951)
Quatuor à cordes No. 2,
Op. 10

Alexander von Zemlinsky (1871-1942)
Quatuor à cordes No. 2
en ré mineur, Op. 15

Quatuor Arod
Elsa Dreisig, soprano
Un album du label Erato 019029542552
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Anton Webern (1883-1945)
Langsamer Satz
5 Sätze, Op. 5
Alban Berg (1885-1935)
Lyrische Suite
Arnold Schönberg
(1874-1951)
Verklärte Nacht, Op. 4

Belcea Quartet
Nicolas Bône, alto
Antonio Meneses, violoncelle
Un album du label Alpha Classics 209
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Photo à la une : Richard Gerstl, Autoportrait