L’orchestre, du piano

Stravinski avait produit avec Le Sacre du printemps une révolution dans la phalange symphonique : un nouveau monde de sons, dont la syntaxe passait d’abord par le rythme, équation qu’on avait cru jusque-là improbable.

Mais Stravinski, qui écrivait autant à la table qu’au piano, avait d’abord pensé son Sacre en noir et blanc : son quatre mains circula bien avant que la partition d’orchestre en fut révélée et sera le fer de lance de l’œuvre dans les cercles musicaux après le scandale de la création le 29 mai 1913 au Théâtre des Champs-Elysées.

Marcos Madrigal et Alessandro Stella scrutent ce texte fondateur, dont le noir et blanc des portés enserrent l’essence de la syntaxe du compositeur, et le détachent du ballet. Cela donne des moments fascinants comme l’Introduction de la seconde partie qui devient sans le décor de l’orchestre une musique abstraite, mais surtout expose la radicalité de l’œuvre, sa mécanique implacable, ses nouveaux canons esthétiques.

Secret d’une vision aussi aboutie, l’absence de toute sécheresse : les deux amis jouent dans les timbres, soignent une langue subtile – écoutez le babillage du Cercle mystique des jeunes filles – et déflagrent les épisodes les plus tonnants avec le délié et la puissance de gymnastes. Plus d’une fois, tout s’envole en de prodigieuses fusées qu’une captation parfaite saisit dans leur plein vol.

Cet atelier ouvert au public se retrouve dans la fascinante transcription que Maurice Ravel réalisa du Prélude à l’après-midi d’un faune en 1910, osant mettre sa plume dans une partition qu’il vénérait et que Debussy lui-même avait adaptée à son cher piano. Et surprise, Ravel est bien plus pianiste devant l’orchestre du Faune que Debussy lui-même, saisissant dans un clavier magique toute la sensualité des instruments qui faisait le sel de l’original, dorant son piano de traits éoliens, suspendant l’harmonie en un rêve éveillé.

Magique, comme le début onirique de la Fontana di valle Giulia all’Alba qui ouvre Fontaines de Rome, le chef-d’œuvre du triptyque de Respighi, que le compositeur transcrivit avec une fidélité remarquable dans ce qui est vraiment un orchestre de piano, miroitement infinie de l’harmonie, spectre sonore inépuisable qui trouve son vrai sens dans le jeu évocateur et mobile de Marcos Madrigal et d’Alessandro Stella : ils savent que ce cycle est celui d’une journée, avec ses variations de lumière et d’intensité, de l’aube au crépuscule en passant par l’aveuglante clarté méridienne, et le jouent dans de constants changements d’éclairages.

Réalisation magnifique qui trouve son aboutissement dans les diffractions sonores irréelles de La fontana di Villa Medici al tramonto, poème de la dissolution dont Respighi a réinventé immédiatement sur le clavier les sortilèges d’orchestre. La poésie de quasi silence qu’y inventent Marcos Madrigal et Alessandro Stella referme un album dont la poésie vous poursuivra.

J’attends déjà leur prochain disque avec impatience.

LE DISQUE DU JOUR

Igor Stravinski (1882-1971)
Le Sacre du printemps
(version pour piano 4 mains)

Claude Debussy (1862-1918)
Prélude à l’après-midi d’un faune, L. 87 (arrangement pour piano 4 mains de Ravel)
Ottorino Respighi
(1879-1936)
Fontane di Roma
(version pour piano 4 mains, F. 115)

Marcos Madrigal
Alessandro Stella, piano 4 mains

Un album du label Artalinna ATL-A021
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Photo à la une : Les pianistes Alessandro Stella (à gauche) et Marcos Madrigal (à droite) – Photo : © Giacomo Ligi