Les Années Westminster de Badura-Skoda

Ce n’est certes pas son album Westminster le plus couru, mais dans le récital des pièces brèves où il herborise de Bach à Ravel en passant par Liszt et Weber, Paul Badura-Skoda délivre une surprenante Marche turque sur un piano préparé par ses soins où il recrée l’effet de percussion janissaire que permettait les pianoforte qu’il touchait déjà en ces années cinquante (on est exactement en 1958), les réservant à l’usage domestique : les micros n’étaient pas encore prêts à cette aventure.

Puis s’y enchaînent une Valse-minute de Chopin filée en doigts de fée, et un Nocturne joué preste d’un style absolument classique qui souligne les affinités électives le reliant à ce compositeur. D’ailleurs, cette relation évidente s’affirme plus encore dans le disque génial des Concertos mené grand train par Artur Rodzinski, et dans l’album où il encadre les quatre Scherzos avec les Barcarolle, Fantaisie, Berceuse, montrant un pianisme délié, un sens du fulgurant mais dominé par un jeu absolument classique qui rappelle que Chopin avait toujours sur son piano Le Clavier bien tempéré de Bach. Ce visage un rien méconnu de l’art de Paul Badura-Skoda, qui joua toujours Chopin, l’enregistra de loin en loin, rend encore plus inexplicable l’absence ici des Études, disque justement légendaire qu’heureusement l’artiste a fait reparaître chez Music and Arts.

C’est le seul bémol de ce coffret qui s’arrête au chiffre parfait de vingt disques. Deutsche Grammophon aurait été bien inspirée de pousser jusqu’à trente en serrant un peu plus parfois ses minutages, on aurait eu tout ce que Paul Badura-Skoda avait gravé, seul, en concerto ou en formation de chambre pour Westminster, par exemple ses Sonates de Mozart avec Barylli (heureusement reprises in extenso du coffret Westminster coréen par Scribendum dans son fort volume consacré au violoniste viennois, je vous en causais l’année dernière) mais aussi ses Bach – tous les Concertos pour un ou deux claviers avec l’ami Jörg Demus, son premier enregistrement des Partitas qui eux n’ont jamais reparu depuis le temps du microsillon.

Mais ne barguignons pas, la somme même incomplète est fabuleuse, qui dévoile le pianiste en jeune homme pressé d’enregistrer tout ce qu’il joue – y compris les Concertos de Rimski-Korsakov et de Scriabine – capté avec art sur de très beaux pianos (des Steinway-Hambourg, des Bösendorfer, des Bechstein) dans l’acoustique parfaite de la Mozart-Saal du Konzerthaus. Sensiblement à la même époque, l’autre grand pianiste viennois de la nouvelle génération gravait pour Vox un répertoire aussi divers, sans Chopin, mais avec Prokofiev et Moussorgski : Alfred Brendel.

Mettre l’art de ces deux géants en parallèle, ce que ce coffret des Westminster de Badura-Skoda rend enfin aisé – c’est constater chez l’un comme chez l’autre que la modestie les force au génie. Impossible de détailler cet ensemble : les Concertos de Beethoven y sont, où Scherchen et ce jeune homme fin comme une anguille se sont jaugés pour se faire l’un et l’autre plus décapant (le pianiste évoque leur rencontre dans le texte qui accompagne le coffret), les premières gravures de quelques Concertos de Mozart aussi, où Badura-Skoda se passe de chef pour un des plus beaux 22e, le récital Bach (avec tout de même deux Partitas sur six), une Wanderer-Fantasie admirable d’imagination preste comme le sont également les Moments musicaux qui suivent, les deux Trios avec Janigro et Jean Fournier, si allusifs, si lestement dessinés, tant de choses impérissables que le CD n’espérait plus voir et surtout faire entendre. Et deux disques magnifiques, Schubert et Mozart, avec l’ami Demus, imparables, on voudrait chacune des notes qu’ils ont gravées ensemble.

Beau cadeau d’anniversaire pour les 90 ans fêtés par Badura-Skoda au Wiener Konzerthaus le 6 octobre 2017. Le 2 décembre 2018, Jörg Demus passera lui aussi ce cap. Universal lui rendra-t-il le même hommage : il y a des Westminster à la pelle, et aussi des Deutsche Grammophon. Croisons les doigts !

LE DISQUE DU JOUR

The Paul Badura-Skoda Edition

Œuvres de Johann Sebastian Bach, Ludwig van Beethoven, Johannes Brahms, Frédéric Chopin, César Franck, Franz Joseph Haydn, Franz Liszt, Wolfgang Amadeus Mozart, Maurice Ravel, Nikolai Rimski-Korsakov, Franz Schubert, Robert Schumann, Alexandre Scriabine, Piotr Ilitch Tchaikovski, Carl Maria von Weber, etc.

Paul Badura-Skoda, piano
Pierre Fournier, Antonio Janigro, violoncelle
Jörg Demus, piano
Barylli Quartett
Orchester der Wiener Staatsoper
London Philharmonic Promenade Orchestra
Wiener Symphoniker
Kammerorchester des Wiener Konzerthauses
Philharmonic Symphony Orchestra
Hermann Scherchen, direction
Sir Adrian Boult, direction
Felix Prohaska, direction
Milan Horvat, direction
Henry Swoboda, direction

Un coffret de 20 CD du label Deutsche Grammophon 4798065
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Photo à la une : © DR