Ténor Mozart

Le drame posthume de Mozart : avoir écrit pour des chanteurs qui en scène n’avaient d’autre horizon que l’Italie et son nouveau chef-d’œuvre culturel, l’opéra, seria ou pas, et dans la bouche la langue ultramontaine ; puis retrouvé au XXe siècle, sacré roi absolu de la musique savante à l’égal de Bach, Haendel ou Beethoven, d’avoir eu seulement pour lui faire fête des chanteurs de langue germanique, capables même d’inventer des consonnes pour se faire « leur » italien.

Vienne échappa un peu à cela, grâce aux Balkaniques, Dermota, Jurinac, Croates, bercés d’Adriatique, un peu Vénitiens par Dubrovnik ; grâce aussi au génie si linguistique de Schwarzkopf ou encore à l’italianita naturelle (mais placide) de Della Casa.

Puis il y eut Cesare Siepi qui chantant Don Giovanni tout à coup sema un doute. Mozart était donc ce bel canto où la ligne se nourrit de voyelles ? Il fut seul, le resta, quelques rôles de valets ou les comprimari bouffo allèrent aux Italiens, moindre mal disait-on à Salzbourg, à Vienne, à Berlin : ils avaient si peu à chanter. Puis Leopold Simoneau confisqua Don Ottavio à tous, vingt ans durant, révélant ce qu’un ténor Mozart est : du pur chant italien, même dans le gosier d’un Canadien.

Mais les Italiens étaient passés à autre chose lorsqu’on retrouva Mozart, ils n’en étaient plus même à Bellini, à Donizetti, au jeune Verdi dont les techniques de belcanto auraient encore offert quelques passerelles, non, ils en étaient à Cavalleria rusticana, à Turandot, à Cilea, Zandonai, à Montemezzi et même à Refice et à Smareglia : la marche arrière était impossible.

Finalement, il aura fallu la révolution de l’interprétation historiquement informée, la redécouverte de la « vocalita » baroque, de Vivaldi à Haendel, l’irruption absolument ultramontaine de la folie Rossini qui à Pesaro montrait, armes à la gorge, le basculement de l’art vocal au cœur du romantisme, pour que le mouvement s’opérât. Mais Mozart ?

C’est à la fin de cette comète que je prends la gifle que je n’espérais plus. Juan Diego Flórez s’est formé dans Rossini, tenorino devenu patiemment tenor di grazia avec colorature, rarissime, fragile, se risquant jeune homme dans le Mitridate de Rousset à la silhouette de Marzio. Puis les années passant, le médium prenant de l’ambre sans que la vocalise s’alourdisse, on le verra, Werther magnifique autant qu’inattendu (et la vocalise ici ne lui servant pour rien). Mais Mozart ?

Étendard du disque, « Fuor del mar », qui a du se faire sortir de son tombeau Anton Raaff ! Le style, l’élan, les mots, la déconcertante facilité de l’aigu fixé en soleil, quelle claque ! De but en blanc, sans passage par les planches pour essayer un Ferrando ou (plus probablement) un Tito, le voilà déboulant au disque justement en Tito, en Ferrando, en Don Ottavio, de l’italien solaire, des mots, des ornements sensibles (au contraire d’un décor), le souffle doré, infini, quelque chose d’essentiel qui se cherchait, s’espérait, et enfin arrive. Mozart italien.

Magnifique, car derrière la technique parfaite, le style naturel qui n’a nul besoin de se surveiller, des personnages paraissent ; on voit les tourments de Tito, l’espérance de Ferrando, la compassion de Don Ottavio (et même ses nuances chrétiennes), et jusque dans l’admirable Misero ! O sogno, un visage se dessine. Pour la perfection de la déploration, de la révolte, pour l’absolue beauté du chant, personne n’y fit mieux et autant depuis József Réti et Éric Tappy (une bande de Salzbourg restée impubliée, même par Orfeo, y documente le ténor suisse au sommet de ses moyens).

Et, démon du défi, l’italien ne lui suffit pas, voici Belmonte, Tamino, chantés en soleil, la voix libre, heureuse, conquérante, deux jeunesses qu’on voudrait embrasser et qui prennent un plaisir quasi galant à se faire si polyglottes (écoutez comme son Tamino dit son « Die Liebe »).

Magique, irrésistible et pourtant j’enrage de ne pas avoir dans ce portrait Mitridate, même Idamante, les autres airs de concert. Demain peut-être, et je l’espère, toujours avec l’orchestre vif et tonnant que Riccardo Minasi lui accorde.

Album génial, certes, mais d’abord historique.

LE DISQUE DU JOUR


Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Airs extraits d’Idomeneo (K. 366), Die Zauberflöte (K. 620), Il re pastore (K. 208), Don Giovanni (K. 527), La clemenza di Tito (K. 621), Così fan tutte (K. 588), Die Entführung aus dem Serail (K. 384)
Misero! O sogno… Aura che intorno spiri, Air de concert, K. 431/425B

Juan Diego Flórez, ténor
Orchestra la Scintilla
Riccardo Minasi, direction

Un album du label Sony Classical 88985430862
Acheter l’album sur Amazon.fr – Télécharger ou écouter l’album en haute-définition sur Qobuz.com

Photo à la une : © Sony Classical