Le souvenir de Nikisch

Il y a un mythe des Symphonies de Beethoven selon le Gewandhaus de Leipzig, celui imposé par Nikisch qui fulgurait les Symphonies, les jouait à la cravache, dressant le son de l’orchestre jusqu’à l’impossible exultation. C’était déprendre Beethoven du classicisme qui l’avait engourdi décennies après décennies. Furtwängler le premier se souviendra de la leçon, réécrivant les grandes symphonies – 3, 5, 6, 7, 9 – en lettres de feu, y osant cette folie, cette apologie de l’excès que Nikisch avait voulu. Las, rien du temps du Beethoven de Furtwängler au Gewandhaus – ante gravure électrique – ne nous est parvenu, mais de son alter ego, Hermann Abendroth, une Pastorale, une Neuvième clamaient avec aplomb cette défense de la démesure.

Abendroth démissionna du Gewandhaus à la fin de la Seconde Guerre pour reconstruire la vie musicale de Weimar, l’orchestre subit l’inter-règne d’Herbert Albert quatre saisons durant avant que Franz Konwitschny ne revitalise la formation, renouvelant les cadres mais restant attaché au répertoire « classique » de l’orchestre.

Une tradition succédait au temps des aventuriers qui entendait pérenniser leurs acquis. La stéréophonie imposant sa Haute-Fidélité, Philips et Eterna décidèrent de joindre leurs forces pour enregistrer un vaste cycle Beethoven avec le Gewandhaus dans la belle acoustique de la Bethanienkirche, on allait enfin pouvoir entendre l’orchestre de Nikisch dans son grand œuvre.

La gravure resta pourtant confidentielle en Occident, réservée aux marchés des Pays de l’Est. Elle fut pour toute une génération de mélomanes soviétiques la version absolue des Symphonies de Beethoven avant que Konstantin Ivanov n’en grave la première intégrale russe. En Occident, une défiance accompagna longtemps l’œuvre de Konwitschny et de ses amis, victime d’une extension de la Guerre froide aux arts mêmes. Karajan allait de toute façon emporter la mise.

Retrouver aujourd’hui cette somme décriée, enfin éditée en conservant la splendeur des bandes originales, force l’attention. Ce Beethoven hautain, porté par un inextinguible sostenuto d’orchestre, où rayonne ce qui était alors d’entre-les-deux Allemagne avec Dresde et Berlin le plus beau quatuor de cordes et les vents les plus parfaits, n’est pas ce marbre à peine animé que les critiques occidentaux ont décrit lors de sa parution, mais bel et bien un manifeste de la modernité, où tout le génie novateur de Beethoven s’incarne.

Si les tempos laissent le temps à tout l’orchestre de rayonner, la densité des phrasés, l’absolue perfection de la balance font tout entendre des inventions de la Pastorale ou de la complexité d’alliages harmoniques tentés dans l’Eroica comme dans les deux premiers mouvements de la 9e Symphonie. Si l’on peut reconsidérer cette somme avec autant d’acuité, c’est qu’enfin la prise de son géniale de Vittorio Negri, dépêché à Leipzig par l’équipe Philips, nous est rendue dans toute sa splendeur. Écoutez.

LE DISQUE DU JOUR

Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Les Symphonies (Intégrale)
No. 1 en do majeur, Op. 21
No. 2 en ré majeur, Op. 36
No. 3 en mi bémol majeur, Op. 55
No. 4 en si bémol majeur, Op. 60
No. 5 en ut mineur, Op. 67
No. 6 en fa majeur, Op. 68 “Pastorale”
No. 7 en la majeur, Op. 92
No. 8 en fa majeur, Op. 93
No. 9 en ré mineur, Op. 125 “Chorale”

Ingeborg Wenglor, soprano
Ursula Zollenkopf, contralto
Hans-Joachim Rotzsch, ténor
Theo Adam, baryton-basse

Rundfunkchor Leipzig
Gewandhausorchester Leipzig
Franz Konwitschny, direction

Un coffret de 6 CD du label Berlin Classics 0300926BC
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Photo à la une : © DR