L’oublié

Erik Then-Bergh (1916-1982), cela vous dit quelque chose ? Jeune homme, entêté à apprendre de nouvelles œuvres, je découvrais ce pianiste allemand en même temps que le Concerto de Reger qu’il avait gravé pour Electrola sous la baguette de Hans Rosbaud. L’autorité rageuse de son jeu, l’ampleur des tempêtes polyphoniques qu’il y produisait me laissèrent sans voix. Mais las !, impossible d’en savoir plus, ses autres albums étaient introuvables, jusqu’à ce que je déniche chez un disquaire de Prague un fulgurant Premier Concerto de Brahms avec Karel Ancerl. Quel son, quelle autorité.

Avec cela une densité de réflexion, un art de la construction qui le plaçait au centre des préoccupations esthétiques et philosophiques des pianistes allemands de son temps, le faisait quasi jumeau, de jeu, de sonorité, de Hans Richter-Haaser, appartenant comme lui à cette génération un rien sacrifiée alors qu’elle était l’héritière de l’art d’un Kempff, d’un Backhaus.

Voici qu’APR lui consacre un double album en réunissant toutes les gravures consenties à la Deutsche Grammophon et à Electrola entre 1938 et 1958. Ce style noble et ardent, ce jeu plein de caractère, si brillant, si altier, aura passé sans aucune souffrance au travers du nazisme et de la seconde guerre mondiale, mieux, ou pire !, le régime l’aura fêté, encensé, le jeune Karajan en faisant un de ses pianistes fétiches alors que Hans Richter-Haaser, de quatre ans son aîné, combattait dans la Wehrmacht, y laissant sa technique de pianiste qu’il devra reconquérir.

La paix revenue, Then-Bergh subit une relative mise à l’écart, ce qui rend plus précieux encore les 78 tours Electrola de l’année 1939 : un Opus 101 de Beethoven comme prié, très Kempff de couleurs et de phrasés, surprend venant d’un pianiste qu’on entendra par le suite surtout rugir, une Deuxième Sonate de Schumann magnifiquement dite, en sonorité profonde et dorée, toute entière sublime et – qui sait – peut-être bien jamais égalée. Quelle joie de l’entendre enfin.

L’année suivante, Then-Bergh joue l’introduction de la 4e Suite de Haendel en mettant des trompettes sans son piano, trait de génie qui me fait regretter qu’on n’ait rien de Bach sous ses doigts, sinon cette impérieuse ChaconneBusoni parle vraiment en premier, admirable modèle.

Un Nocturne de Chopin qui par la rectitude fait justement penser au Chopin de Backhaus, deux Bagatelles de Beethoven, et deux des Silhouettes de Reger montrent avec quel sens de la caractérisation il saisissait les atmosphères. Suivent deux opus majeurs de Reger, ses Variations Telemann, geste magnifique qu’aucun autre pianiste n’a déployé avec tant de brio et le grand Concerto, joué comme du Brahms, touffu et lumineux.

Ces retrouvailles avec un génie du piano allemand ne sont, je l’espère, qu’un début. Un Empereur avec Fritz Rieger et les Munichois dort encore aux archives, qui compléterait bien les quelques Sonates qu’Erik Then-Bergh grava pour Supraphon.

LE DISQUE DU JOUR

Erik Then-Bergh
The Complete Electrola and Deutsche Grammophon Recordings, 1938-1958

Georg Friedrich Haendel (1685-1759)
Suite pour clavier No. 4
en mi mineur, HWV 429
(enr. Electrola, 1940)

Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Chaconne, extraite de la Partita No. 2 pour violon en ré mineur –
arr. Ferruccio Busoni, BV B 24 (enr. Electrola, 1938)

Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Sonate pour piano No. 28 en la majeur, Op. 101 (enr. Electrola, 1939)
7 Bagatelles, Op. 33 – 2 extraits : I. Andante grazioso quasi allegretto,
IV. Andante (enr. Telefunken, 1942)

Robert Schumann (1810-1856)
Sonate pour piano No. 2 en sol mineur, Op. 22 (enr. Electrola, 1939)
Frédéric Chopin (1810-1849)
Nocturne en si majeur, Op. 62 No. 1 (enr. Electrola, 1940)
Max Reger (1873-1916)
7 Silhouettes, Op. 53 – 2 extraits : II. Ziemlich langsam,
VI. Langsam und schwermüthig, doch nie schleppend (enr. Electrola, 1939)

Variations et Fugue sur un thème de Telemann, Op. 134 (enr. DGG, 1951)
Concerto pour piano et orchestra en fa mineur, Op. 114 (enr. Electrola, 1958)

Erik Then-Bergh, piano
Südwestfunk-Orchester Baden-Baden
Hans Rosbaud, direction

Un album de 2 CD du label APR6021
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Photo à la une : © DR