1943

Au cœur de la Guerre, quatre compositeurs se réfugient dans les sonorités oniriques de la flute traversière. Cette apologie de la fuite vers l’éden prend une teinte tragique dans l’opus que Leo Smit parachève le 12 février 1943 : il met un point final au Lento de sa em>Sonate, son ultime partition achevée – un quatuor pour cordes n’aura pas autant de chance.

Le 30 avril, il était assassiné au camp de Sobibor. L’œuvre est brillante, comme tout ce qu’aura écrit jusque-là ce jeune homme dont la musique suractive est marquée au sceau du cosmopolitisme de l’entre-deux-guerres. Elle se colore pourtant de formules étranges, de détours mélodiques surprenants, un univers qui une fois entendu ne vous laisse plus. Je ne connaissais rien de Leo Smit, je le confondais d’ailleurs avec son homonyme américain, pianiste doué, chéri par Jan de Gaetani, auteur de beaux cycles de mélodies inspirés par les poèmes d’Emily Dickinson. Rien à voir, Leo Smit était hollandais, d’ascendance juive portugaise, né avec le XXe siècle et une de ses plus solaires incarnations en musique. Etcetera a publié un coffret de quatre CD regroupant tout son catalogue, j’y reviendrai.

Ce chef-d’œuvre, où dans le Lento un faune pleure et rêve, aurait pu ouvrir le disque. Mais non. C’est un opus encore plus rare qui dans le grave et le medium fruités du magnifique instrument joué par Jocelyn Aubrun, paraît, ouverture magique : la Sonata da camera de Marius Flothuis. Je me souviens, gamin, d’avoir ragé sur la cadence qu’il écrivit pour le 22e Concerto de Mozart, dont Benjamin Britten s’inspira largement. Toujours dans la marge des compositeurs néerlandais, mais actif auprès du Concertgebouw, s’en séparant durant l’occupation nazie, y revenant comme une autorité morale après-guerre – Bernard Haitink lui doit pour partie sa nomination – cette Sonate magnifique, commencée dans l’ombre jusqu’à ce qu’un thème très libre la colore en Poulenc, terminée par un Finale en rondel, et dont le centre de gravité, un bref Lamento où chante un impossible espoir malgré le poids de l’entrave, est une merveille restée ignorée des flûtistes. Incompréhensible. Voilà qui plaide avec éloquence pour la redécouverte par le disque d’un compositeur aujourd’hui oublié.

Une incise. Si deux opus si peu courus soudain s’incarnent, c’est par la grâce, le sentiment d’évidence qu’y mettent Jocelyn Aubrun et Aline Piboule. Sonorité très libre du premier, phrasés amples où le souffle ne paraît jamais, couleur ambrée qui rappelle celle de René LeRoy, chant large mais qui sait aussi faire des apartés – la Sonate de Prokofiev le prouve, jamais aussi finement détaillée sans qu’on perde la ligne de chant, car elle trouve toujours le caractère exacte. Et Aline Piboule elle aussi tend les lignes et n’oublie pas les paysages : leurs jeux d’énigmes dans la Sonatine de Dutilleux me semble imbattable.

Parmi toutes ces œuvres ambigües, la Sonatine de Claude Arrieu sonne, justement. Œuvre heureuse malgré l’Occupation. La guerre ? Quelle guerre ? Ces pages presque frivoles, si françaises qu’elles en résisteraient simplement par cela, ont quelque chose d’indécent ou alors d’absolument provocateur. 1943, vraiment ? C’est très Bois-de-Boulogne, pourtant la Rafle du Vel d’Hiv avait déjà une année. Mais c’est tellement bien joué.

LE DISQUE DU JOUR

Cvr Aubrun Piboule1943
Œuvres pour flûte et piano

Marius Flothuis (1914-2001)
Sonata da camera pour flûte
et piano, Op. 17

Sergei Prokofiev (1891-1953)
Sonate pour flûte et piano
en ré majeur, Op. 94

Claude Arrieu (1903-1990)
Sonatine pour flûte et piano
Leo Smit (1900-1943)
Sonate pour flûte et piano
Henri Dutilleux (1916-2013)
Sonatine pour flûte et piano

Jocelyn Aubrun, flûte
Aline Piboule, piano

Un album du label Artalinna ATL-A013
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Photo à la une : le flûtiste Jocelyn Aubrun – Photo : © DR