Le style

Le son se galbe et se dresse, les phrases résonnent dans un tempo ample, je n’avais plus entendu le Larghetto du Concerto en fa mineur si classique, si simple, depuis quelques lustres et pourtant la fantaisie ne lui manque pas, qui transforme le grand récitatif en un air de Bellini. C’est Norma qui paraît.

Qui le joue ainsi, d’une seule ligne ? Ekaterina Litvintseva, trente ans, née aux confins du cercle arctique, formée à compter de ses quinze ans au Conservatoire de Moscou par Irina Gabrielova, puis établie à Cologne, l’Allemagne étant une seconde patrie naturelle pour tant de pianistes russes.

Son Chopin est divinement pesé, joué à dix doigts alertes, et sonne sans aucune affèterie, mais avec d’autant plus de sensibilité et de sentiment. Ce que jouer classique signifie, en termes de style et de vrai sens de l’expression, s’incarne tout autant dans un disque Mozart. Un Jeunehomme délicieusement ouvragé y donne la main à un 12e Concerto désarmant de pudeur où se marient des couleurs étonnantes, des timbres profus.

Décidément, aucun style n’effraie la jeune pianiste russe, surtout lorsqu’on sait que ses Chopin et ses Mozart sont enregistrés en concert et sans retouche. Au chapitre Mozart, je suis certain que dans des Concertos plus dramatique (24e) ou plus ambigu (22e), elle trouverait tout aussi bien l’art de mêler invention du toucher et évidence de la ligne. Heribert Beissel, dont Michael Ponti avait fait son accompagnateur lors de son ultime série d’enregistrements de concertos, et sa Klassiche Philharmonie Bonn accompagnent au mieux les intentions de leur soliste.

Mais il y a mieux encore. Entrant cette fois au studio de la Radio de Sarrebruck en janvier 2014 pour enregistrer un album Rachmaninov, Ekaterina Litvintseva assemble trois opus de jeunesse, dont la rarissime Suite en ré mineur, version pianistique d’un des premiers opus symphoniques – la rédaction originale pour orchestre est perdue – d’un jeune homme de dix-sept ans. Kaléidoscope de styles où passent les influences – de Glinka à Schumann – qui feront sa langue, l’œuvre est redoutable, plus par sa complexité stylistique que par son écriture pas si pianistique que cela. Litvintseva parvient par l’intensité de son jeu à nous faire imaginer le sombre orchestre qu’y déploya l’adolescent.

Des Moments musicaux composés avec un art de la ligne qui les unifie font un modèle, mais la perle de l’album reste les Morceaux de fantaisie, cinq bijoux lyriques effusifs qui rappellent l’univers de rêves des Fantaisies-Tableaux, le premier nom de la Première Suite pour deux pianos. Le recueil s’ouvre sur une prodigieuse Élégie où il faut savoir tendre la phrase au travers de l’harmonie, la colorer dans les accords. Le piano ample, si timbré et pourtant si pudique de la jeune femme y fait merveille, comme dans les piques d’un Polichinelle solaire. Et entendre en situation le fameux Prélude, dont Litvintseva rétablit le tempo original de la section médiane, nous rappelle que dès ses premiers opus, Rachmaninov était entièrement lui-même. Magnifique album, qui exige une suite.

LE DISQUE DU JOUR

cover-chopin-concertos-litvintseva-profilFrédéric Chopin (1810-1849)
Concerto pour piano et orchestre No. 1 en mi mineur, Op. 11
Concerto pour piano et orchestre No. 2 en fa mineur, Op. 21

Ekaterina Litvintseva, piano
Klassiche Philharmonie Bonn
Heribert Beissel, direction
Un album du label Hänssler/Profil PH15037
Acheter l’album sur Amazon.fr – Télécharger l’album en haute qualité sonore sur Qobuz.com

cover-mozart-concertos-litvintseva-profilWolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Concerto pour piano No. 9
en mi bémol majeur, K. 271
« Jeunehomme »

Concerto pour piano No. 12
en la majeur, K. 414

Ekaterina Litvintseva, piano
Klassiche Philharmonie Bonn
Heribert Beissel, direction
Un album du label Hänssler/Profil PH14047
Acheter l’album sur Amazon.fr – Télécharger l’album en haute qualité sonore sur Qobuz.com

cover-rachmaninov-litvintseva-profilSergei Rachmaninov (1873-1943)
6 Morceaux de fantaisie, Op. 3
6 Moments musicaux, Op. 16
Suite pour piano en ré mineur
Valse en la majeur,
Op. 10 No. 2 (extrait des
« Morceaux de salon »)

Ekaterina Litvintseva, piano

Un album du label Hännsler/Profil PH14042
Acheter l’album sur Amazon.fr – Télécharger l’album en haute qualité sonore sur Qobuz.com

Photo à la une : © DR