Ma Carmen

Une collaboration ? La guerre oui ! Walter Legge n’aurait pourtant jamais cru déclencher de tels orages en proposant à Sir Thomas Beecham, pour ce qui serait son dernier enregistrement d’opéra, la Carmen de Victoria de los Ángeles.

Beecham s’était clairement ouvert dans la presse de sa détestation des Carmen gitanes et aguicheuses, il se faisait une toute autre idée du personnage, plus espagnol, plus secret, plus tenu, exactement celui que composait contre toute une certaine tradition la soprano catalane. Rien de plus naturel d’ailleurs, Victoria de los Ángeles avait longtemps chanté le rôle de Micaëla, justement l’antithèse de Carmen en terme de caractère, elle s’était emparé du personnage de la cigarière en le débarrassant de la moindre vulgarité, et ce faisant, en avait magnifié le texte en respectant à la lettre les notes de Bizet.

Tout aurait donc dû aller bon train, mais lorsque les séances commencèrent le 4 juin 1958 à la Salle Wagram, le climat fut lourd d’emblée. Beecham, fatigué par une harassante tournée, ronchonnait malgré cette Carmen qu’il aimait tant et qu’il dirigeait des deux côtés de l’Atlantique depuis le 2 avril 1902.

Même le son idéal de l’Orchestre National de la Radiodiffusion française, une formation qui lui était cher et se trouvait idéalement en situation ne parvenait pas à le dérider. Désagréable comme il savait l’être lorsque l’humour ne masquait plus ses acidités, il froissa Victoria de los Ángeles dès les premières prises. La tension s’accrut à un tel point que la soprano catalane planta là tout le monde sans prévenir Beecham et rentra à Barcelone au grand dam de David Bicknell qui n’eut plus de Carmen pour ses micros. Finalement, à force de diplomatie, l’enregistrement fut mené à son terme l’année suivante. Entre temps, Marcelle Croisier était décédée, Monique Linval reprit sa Mercédès au dernier mot que sa consœur avait prononcé.

Cette histoire des coulisses d’un enregistrement célébrissime passe inaperçu dans ce qui reste la plus parfaite version du chef-d’œuvre de Bizet – encore couramment donné alors avec les dialogues de Guiraud. La perfection du style de toute l’équipe, le français châtié, l’orchestre alerte et élégant de Beecham ne sont quasiment rien face à une réalité sur laquelle le temps n’a aucune prise : c’est simplement la Carmen la mieux chantée – et la plus subtilement incarnée – de toute l’histoire du disque, avec un quatuor – Gedda, Los Ángeles, Blanc, Micheau – idéalement apparié, et une équipe de comprimari qui y transporte l’esprit de l’Opéra-Comique sans ses facilités et ses scories.

Miracle, le nouveau transfert aujourd’hui proposé par Warner magnifie l’enregistrement original, lui donnant un relief, une présence, une exactitude des timbres qui disqualifient toutes les précédentes éditions, d’autant que celle-ci est luxueusement rééditée. La collection compte quatre autres volumes aux remasterings fluctuants, l’autre perle de cette première livraison étant la Zauberflöte d’Otto Klemperer sur laquelle je reviendrais.

LE DISQUE DU JOUR

cover-carmen-beecham-2016
Georges Bizet (1837-1875)
Carmen, WD 31 (Intégrale)

Victoria de los Ángeles,
soprano (Carmen)
Nicolai Gedda,
ténor (Don José)
Ernest Blanc, baryton (Escamillo)
Janine Micheau, soprano (Micaëla)
Denise Monteil, soprano (Frasquita)
Marcelle Croisier, Monique Linval, sopranos (Mercédès)
Jean-Christophe Benoît, basse (Le Dancaïre)
Michel Hamel, baryton (Le Remendado)
Bernard Plantey, baryton (Moralès)
Xavier Depraz, basse (Zuniga)
Les Petits Chanteurs de Versailles
Maîtrise et Orchestre National de la Radiodiffusion française
Sir Thomas Beecham, direction

Un coffret de 3 CD du label Warner Classics 82564699448
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Photo à la une : © DR