Rebecca l’enchanteresse

En 1919, Rebecca Clarke présenta au concours Sprague Coolidge une Sonate pour alto et piano, commencée par un trait saisissant en appel de trompette. L’opus médusa le public et le jury par son inspiration et sa science. Les œuvres étaient jouées en conservant l’anonymat de leurs compositeurs. Lorsqu’on divulgua le nom de Rebecca Clarke, personne ne put croire qu’une femme était le compositeur d’une œuvre aussi saisissante et la rumeur ne tarda pas en créditer Ernest Bloch qui avait lui-même présenté une œuvre et obtint le prix. Le patriarcat était sauf.

Progressivement, la Sonate de Clarke trouva son chemin au concert, en Angleterre grâce à Lionel Tertis qui en reconnut immédiatement le génie, on la redécouvre depuis peu ainsi que l’œuvre parfaite laissée par cette créatrice inspirée, altiste de génie qui abandonna la composition et son instrument durant la Seconde Guerre mondiale, contrainte d’accepter un emploi ancillaire pour survivre aux États-Unis où l’avait conduit un voyage de devoir familial : l’Europe était en guerre, elle ne pouvait plus rentrer.

Si vous voulez découvrir la Sonate dans sa version originale, deux interprétations s’offrent à vous, celle toute récente d’Adrien La Marca que j’avais couronnée d’un Diapason d’Or, ardente, emportée, fulgurante, ou celle plus secrète, plus « parlée » et tout aussi magnifique de Tabea Zimmermann : les deux visages du même chef-d’œuvre.

Mais Clarke, consciente de la valeur de cette Sonate encouragea les violoncellistes à se l’approprier. L’infatigable Raphael Wallfisch se l’approprie aujourd’hui avec une véhémence que son violoncelle ne réalise pas entièrement : il lui manque la puissance, mais pas la poésie, et il offre un plein disque regroupant tout ce que Clarke aura écrit pour le violoncelle, deux pièces brèves de la fin de sa période créatrice, I’ll Bid My Heart Be Still (1944) et la Passacaglia (1941), ainsi que la ténébreuse Rhapsody (1923) qui lui fit remporter cette fois-ci le Concours Sprague Coolidge. En fait, une vaste Sonate en quatre parties d’une inspiration inouïe, une œuvre à placer au côté de la grande Sonate de Bridge. S’y ajoute une pièce de John York en hommage à l’œuvre de Clarke. Album à thésauriser d’abord pour la Rhapsody.

Exhumée du purgatoire, la Sonate pour alto fascina tellement le milieu musical anglais que plusieurs compositeurs songèrent à l’orchestrer. Finalement, et sur l’insistance de la Rebecca Clarke Society, une Canadienne, Ruth Lomon (née en 1930), osa tenter l’aventure. Faut-il parler de sensibilité féminine devant une œuvre aussi affirmée, au point d’ailleurs qu’on l’attribua à un homme ? Mais en tous cas, Ruth Lomon a saisi toute l’ampleur du propos de Rebecca Clarke, habillant son alto d’un orchestre splendide, opulent sans jamais être étouffant.

Les altistes y gagnent un Concerto qui frôle le génie et où se révèle, du moins à mes oreilles, le grand alto mezzo-soprano de Sarah-Jane Bradley. En voilà une qui nous doit la version originale de la Sonate ! Tout le reste de son disque est passionnant, qui collationne des opus écrits à l’intention de Lionel Tertis, évolue entre charme ou poésie, et parmi eux un gemme qui ouvre l’album : la Romance de Benjamin Dale, musicien discret, à la santé délicate, qui composa trop peu en regard de ses dons – sa grande Sonate pour piano vaut qu’on s’y attache. Le tout parfaitement accompagné par les Hallé sous la direction soignée de Stephen Bell et toujours aussi bien enregistré par les ingénieurs de Dutton.

LE DISQUE DU JOUR

cover-la-marca-ldvEnglish Delight

Rebecca Clarke (1886-1979)
Sonate pour alto et piano
Benjamin Britten (1913-1976)
Lachrymae, Op. 48,
“Reflections on a Song of John Dowland”

Frank Bridge (1879-1941)
Pensiero, H. 53
Allegro appassionato, H. 82
Jonathan Harvey (1939-2012)
Chant
Ralph Vaughan Williams (1872-1958)
Six Studies in English Folk Song
Edward Elgar (1857-1934)
Salut d’amour, Op. 12
Et aussi des pièces de Dowland et Purcell

Adrien La Marca, alto
Thomas Hoppe, piano
Un album du label La Dolce Volta LDV 22
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cover-zimmermann-gerstein-myriosRebecca Clarke (1886-1979)
Sonate pour alto et piano
Henri Vieuxtemps (1820-1881)
Sonate pour alto et piano
en si bémol majeur, Op. 36

Johannes Brahms (1833-1897)
Sonate pour alto et piano
en mi bémol majeur,
Op. 120 No. 2

Tabea Zimmermann, alto
Kirill Gerstein, piano
Un album du label Myrios Classics MYR004
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Rebecca Clarke (1886-1979)
Rhapsodie pour violoncelle
et piano (1923)

I’ll Bid My Heart Be Still (1944)
Sonate pour alto et piano (version jouée au violoncelle)
Passacaglia on an Old English Tune (1941)
Epilogue (1921?)

Raphael Wallfisch, violoncelle
John York, piano
Un album du label Lyrita SRCD 354
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clarke-bradley-364x360-coverBenjamin Dale (1885-1943)
Suite, Op. 2 (1906, orch. 1910) (extrait : Romance. Lento, quasi fantasia)
Rebecca Clarke (1886-1979)
Sonate pour alto et piano
(Orch. Ruth Lomon, 2007)

Richard Walthew (1872-1951)
A Mosaic in Ten Pieces
(1900, orch. 1943)

Dedication
Harry Waldo Warner (1874-1945)
Suite en ré mineur, Op. 58 (ca. 1941, orch. Tim Seddon, 2012)

Sarah-Jane Bradley, alto
Hallé Orchestra
Stephen Bell, direction
Un album du label Dutton CDLX7329
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Photo à la une : L’altiste français Adrien La Marca –
Photo : © Julien Mignot