Pour l’amour d’Yvonne

En octobre 1974, Yvonne Lefébure retournait au studio d’enregistrement. François Carbou lui avait proposé d’enregistrer trois Sonatines de Maurice Emmanuel. Emmanuel avait été son maître, elle se sentait le devoir d’honorer sa mémoire. Le disque fit doublement sensation : il révélait un compositeur de première force et rappelait qu’Yvonne Lefébure n’avait rien abdiqué de son art si intense qui avait fait la fortune de ses anciens disques pour La Voix de son maître dans lesquels elle n’avait pourtant jamais reconnu son tempérament. Surtout, il lui redonna le goût d’enregistrer.

Depuis cet album, Yvette et François Carbou sont resté fidèles à Yvonne Lefébure, et elle à eux, de son vivant, l’enregistrant dans tout ce qu’elle souhaitait – Beethoven (« Mon homme » comme elle le dit à Jacques Chancel), Debussy, Fauré, Ravel, Bach, et même Schubert auquel elle vint enfin, se ressouvenant de l’admiration de Paul Dukas pour la Sonate en si bémol – et après sa disparition survenue le 23 janvier 1986, construisant pas à pas un héritage sonore, l’assemblant, fouillant les archives radiophoniques, les divulguant.

Un premier coffret publié dans les années 1990 remit soudain son art en lumière : ce piano si sonore et si simple, ce miraculeux Concerto en sol de RavelParay lui dressait le décor, cet art rayonnant qui va droit au but en estomaqua plus d’un. C’est que de son vivant, Yvonne Lefébure avait fini par devenir, presqu’à l’exclusion de son art, une pédagogue. La faute à Cortot, qui la découvrant toute blondine et jeunette, émerveillé par son sens musical, lui mit très tôt des élèves dans les pattes : elle avait la patience qu’il n’eut jamais, et l’humilité d’être toute à son art.

Et quels élèves ! Lipatti travailla avec elle jusqu’à la guerre, sept ans de rang à se faire un style et un répertoire, puis Samson François qui ruait dans les brancards, et elle aussi, derechef, jusqu’à ce qu’elle lui permit de se révéler à lui-même. Une pédagogue à laquelle l’admiration de ses élèves finissaient par nuire : on avait oublié la pianiste, celle qui jouait Mozart avec Furtwängler et Ravel avec Ansermet, qui dans son jeu résumait une part de l’école française de piano pour mieux s’en détacher.

Car son art si sonore, qui aura eu raison de ses petites mains peinant aux écarts, où les doigts pétrissent le son, où l’œil cherche les grandes lignes de la polyphonie – pas de plus belle fugue du Tombeau de Couperin que la sienne – où tout sonne d’évidence, la musicalité innée n’oubliant jamais la caractérisation, est d’abord le fait d’une personnalité absolument à part, évidemment unique, qui ouvrait un front dans ce qu’était le piano français après guerre où s’engouffra justement Samson François.

Elle osait le grand son, elle voulait l’absolu, aussi bien chez Beethoven qui était à la fois son homme et son Dieu, que chez Ravel : écoutez la simplement dire l’Adagio assai du Concerto en sol, tempo parfait, ligne infrangible, du Mozart, mais sculpté. Tout ce qu’elle aura joué rayonne d’un sentiment d’évidence, le sens musical en est si parfait que les années n’ont aucune prise sur son style, absolument moderne.

Moderne, elle l’était déjà lorsque gamine, elle jouait sous la direction de Pierné, affaire de tempérament, ce dont elle ne manqua jamais, et de clairvoyance : dans ce monde nouveau né de l’après-guerre, qui voyait les instruments s’égaliser et les carrières se mondialiser, elle gardait intact le secret de son art : la ferveur, cette vertu chrétienne dont elle ne fut jamais prise en défaut. Cela s’entend dans les trois ultimes Sonates de Beethoven où, aussi grand pianiste qu’on soit, aussi parfait musicien qu’on puisse espérer l’être, rien ne peut être accompli sans la spiritualité : Yvonne Lefébure l’avait, comme Rudolf Serkin dans ses ultimes années, elle-même ne craignait pas d’aller se brûler à ce feu-là, dans une sonorité magnifique, et d’en sortir consumée mais ayant servi le grand œuvre, ce dont le disque témoigne : en 1955, elle délivrait Salle de la Mutualité pour les micros de Paul Vavasseur les Opus 109 et 110, n’osant pas encore l’Opus 111 qui viendra plus tard et que Michel Phillipot engrangera pour la Radio française en 1959. Le coffret, sans réunir la triade sur un seul disque, respectant le souci des sources diverses, les offre en tous cas, ensemble cela ferait un tiré à part historique.

Le nouveau coffret ajoute quantité d’archives et parfois sciantes : Rémi Stricker lui demande la grande Sonate en ut mineur de Schubert, et elle la joue avec un aplomb insensé, qui au finale fait danser un Musensohn. Magique, enivrant, quoi qu’il lui en coûte au feu, habitée qu’elle est, en mission.

Mais il y en a tant d’autres, pléthore ! Ce Concerto de Schumann avec Georges Sébastian dont il gardait un souvenir émerveillé (« Lefébure, il ne fallait pas croire ses chapeaux ou ses chignons, c’était un homme tu sais ! » me grognait-il à l’oreille), foutraque mais inspiré comme rarement, où on la sent libre, la Sonatine d’Emmanuel avec Delécluse et Le Roy, mazette ! Et tant d’autres choses déjà connues (les deux Livres de Préludes de Debussy, les divers Tombeau de Couperin où passent toujours les ombres de 14-18, Les Entretiens de la Belle et de la Bête désarmants de tendresse et qui vont se briser sur un arpège.

Pour ma part, je reviens sans cesse à deux merveilles. La première, inédite, un Concerto en sol que lui dirige Ansermet à Genève, miracle de verve et d’insolence, de poésie et de fantaisie, et l’Adagio sostenuto de la Hammerklavier, ardent, véhément capté par l’INA un jour de juin 1972.

Ce coffret est magique, vous l’aurez compris, mais aussi particulièrement soigné : iconographie émouvante, texte d’introduction anthologique – en fait, un vrai opuscule qui vous servira de viatique et dit tout de son art comme de sa vie publique, signé par la plume parfaite et érudite de Frédéric Gaussin. L’objet est beau en lui-même et propose à la fin du parcours un disque reproduisant des entretiens où soudain la voix d’Yvonne Lefébure résonne aux micros de Bernard Deutsch ou de Jacques Chancel : l’entendre, c’est la voir !

LE DISQUE DU JOUR

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Yvonne Lefébure
Une légende du piano

Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Prélude et fugue en la mineur, BWV 543 (arr. Liszt, 2 versions)
Fantaisie et fugue en sol mineur, BWV 542 (arr. Liszt) (2 versions)
Prélude de Choral, « Ich ruf zu dir », BWV 639 (trans. Busoni, 2 versions)
Prélude de Choral, « In dir ist die Freude », BWV615 (trans. Busoni)
Prélude de Choral, « Jesus bleibet meine Freunde » (arr. Myra Hess, 2 versions)
Concerto pour clavier en ré mineur, BWV 1052
Partita pour clavier No. 1 en si bémol majeur, BWV 825
Partita pour clavier No. 6 en mi mineur, BWV 830
Toccata en ré majeur, BWV 912
Fantaisie chromatique et fugue en ré mineur, BWV 903
Prélude et Fugue en ut dièse majeur, BWV 848 (extrait du « Clavier bien tempéré, Livre I)
Prélude et Fugue en mi bémol mineur, BWV 853 (extrait du « Clavier bien tempéré, Livre I)
Concerto pour orgue en ré mineur, BWV 596 (extrait : 2. Largo e spiccato, trans. Lefébure)
Henry Barraud (1900-1997)
Concerto pour piano et orchestre
Béla Bartók (1881-1945)
Mikrokosmos, Book 6, Sz. 107, BB 105 (extrait : Six Danses dans le rythme bulgare, BB 148-153)
Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Sonate pour piano No. 1 en fa mineur, Op. 2
Sonate pour piano No. 8 en ut mineur, Op. 13 « Pathétique »
(extrait : I. Grave – Allegro molto e con brio)

Sonate pour piano No. 29 en si bémol majeur, Op. 106
Sonate pour piano No. 30 en mi majeur, Op. 109 (2 versions)
Sonate pour piano No. 31 en la bémol majeur, Op. 110 (2 versions)
Sonate pour piano No. 32 en ut mineur, Op. 111 (2 versions)
Sonate pour violon et piano No. 3 en mi bémol majeur, Op. 12 No. 3
Sonate pour violon et piano No. 4 en la mineur, Op. 23
Sonate pour violon et piano No. 6 en la majeur, Op. 30 No. 1
(2. Adagio molto espressivo)

Sonate pour violon et piano No. 10 en sol majeur, Op. 96
33 Variations sur une valse de Diabelli, Op. 120 (2 versions)
Concerto pour piano No. 4 en sol majeur, Op. 58
7 Bagatelles, Op. 33 (extrait : 3. Allegretto)
Bagatelles, Op. 119 (extraits : Nos. 1, 2, 3, 4, 5, 9, 11)
6 Bagatelles, Op. 126
Bagatelle en la mineur, « Für Elise »
Johannes Brahms (1833-1897)
Intermezzo en si mineur, Op. 119 No. 1
Intermezzo en mi bémol mineur, Op.118 No. 6
Frédéric Chopin (1810-1849)
Mazurka en fa mineur, Op. 7 No. 3
Mazurka en ut majeur, Op. 7 No. 5
Mazurka en la mineur, Op. 17 No. 4
Mazurka en la mineur, Op. 41 No. 2
Mazurka en ut majeur, Op. 56 No. 2
Barcarolle en fa dièse mineur, Op. 60
Scherzo No. 2 en si bémol mineur, Op. 31
Ballade No. 4 en fa mineur, Op. 52
François Couperin (1668-1733)
Le Tic-toc-choc ou les Maillotins
Les Barricades mistérieuses
Claude Debussy (1862-1918)
La Boîte à joujoux
Images, Livre I, L. 110
Images, Livre II, L. 111
Préludes, Livre I, L. 117
Préludes, Livre II, L. 123
Masques
L’Isle Joyeuse, L. 106
Études, Livre II, L. 136 (extraits : Pour les arpèges composés, Pour les sonorités opposées)
Paul Dukas (1865-1935)
Variations, Interlude et Finale sur un thème de Rameau (2 versions)
Prélude élégiaque
Maurice Emmanuel (1862-1938)
Sonatine No. 4, Op. 20 “Sur des modes hindous” (2 versions)
Sonatine No. 5, Op. 22 “Alla francese”
Sonatine No. 6, Op. 23
Sonatine pour clarinette, flûte et piano, Op. 11
Gabriel Fauré (1845-1924)
Barcarolle No. 6 en mi bémol majeur, Op. 70
Impromptu No. 2 en fa mineur, Op. 31
Impromptu No. 5 en fa dièse mineur, Op. 102
Nocturne No. 1 en mi bémol mineur, Op. 33 No. 1
Nocturne No. 6 en ré bémol majeur, Op. 63 (2 versions)
Nocturne No. 7 en ut dièse mineur, Op. 74
Nocturne No. 12 en mi mineur, Op. 107
Nocturne No. 13 en si mineur, Op. 119 (3 versions)
Thème et Variations, Op. 73 (2 versions)
Franz Joseph Haydn (1732-1809)
Variations en fa mineur, Hob. XVII:6
Franz Liszt (1811-1886)
Ballade No. 2 en si mineur, S. 178
La Gondole funèbre II, S. 200
Spinnerlied (d’après Wagner)
Henri Martelli (1895-1980)
5 Danses, Op. 47
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Concerto pour piano No. 20 en ré mineur, K. 466 (3 versions)
Sonate pour piano No. 14 en ut mineur, K. 457
Concerto pour piano No. 24 en ut mineur, K. 491
Sonate pour piano et violon en sol majeur, K. 379
Fantaisie en ut majeur, K. 396
Fantaisie en ut mineur, K. 475
Variations sur « Ah ! vous- dirais-je maman », K. 265
Jean-Philippe Rameau (1683-1764)
Gavotte et six Doubles (des « Nouvelles Suite de pièces de clavecin », 1728)
Maurice Ravel (1875-1937)
Concerto pour piano en sol majeur, M. 83 (3 versions)
Le Tombeau de Couperin, M. 68 (3 versions)
Valses nobles et sentimentales, M. 61 (3 versions)
Jeux d’eau, M. 30 (2 versions)
Ma Mère l’Oye, M. 60 (version piano seul)
Albert Roussel (1869-1937)
3 Pièces, Op. 49
Franz Schubert (1797-1828)
15 Valses et Ländler (selection par Y. Lefébure, 2 versions)
Impromptu en la bémol majeur, D. 935/2
Sonate pour piano No. 19 en ut mineur, D. 958
Sonate pour piano No. 21 en si bémol majeur, D. 960
Robert Schumann (1810-1856)
Concerto pour piano en la mineur, Op. 54 (3 versions)
Papillons, Op. 2
Fantaisie en ut majeur, Op. 17
Davidsbündlertänze, Op. 6
Variations posthumes (2 versions)
Kinderszenen, Op. 15
Carl Maria von Weber (1786-1826)
Invitation à la valse, Op. 65

Yvonne Lefébure, piano
Pierre Bertin, récitant (Debussy, Boîte à joujoux)
Jeanne Gautier, violon
Sándor Végh, violon
Ulysse Delécluse, clarinette
René Le Roy, flûte

Orchestre du Festival de Perpignan
Orchestre de Chambre de Paris
Orchestre Radio-Symphonique de Paris
Orchestre National de la R.T.F
Orchestre Philharmonique de l’O.R.T.F
Berliner Philharmoniker
L’Orchestre de la Suisse Romande

Pablo Casals, direction
Fernand Oubradous, direction
Pierre Dervaux, direction
Wilhelm Furtwängler, direction
Stanislaw Skrowaczewski, direction
Ernest Ansermet, direction
Paul Paray, direction

Un coffret de 24 CD du label Solstice SOCD 321/44
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Photo à la une : © Solstice