L’intégrale oubliée

Vienne, années 1966-1967, Sir John Barbirolli est au Musikverein pour graver avec les Wiener Philharmoniker tout un cycle Brahms. Il est surtout dans l’hiver de sa vie, à quelques années de sa mort, dirais-je que cela s’entend ? Oui. Le temps s’est creusé, l’espace s’ouvre à l’infini, les phrasés vont jusqu’au délitement, comme si soudain Barbirolli ne voulait plus entendre d’abord que les polyphonies magiques, les contrechants dissimulés, l’harmonie glorieuse et pourtant secrète. Quelle leçon de maturité, mais comment ne pas constater que l’irrigation sanguine qui parcourait en 1959 sa 4e Symphonie avec Hallé à Manchester et même encore en 1962 cette splendide 2e avec le New York Philharmonic, a absolument cessé.

Cela m’a longtemps déconcerté, mais plus maintenant : pour tout un chacun (seule exception connue, Georg Solti), avec l’âge, le tempo prend de l’ampleur, et au fond cela sied bien à un Brahms – pardon pour le poncif – si automnal.

Comme le rappelle Rémy Louis dans l’éclairant essai de présentation qui accompagne cette réédition – seulement la troisième au CD et qui reprend d’ailleurs le son de l’édition japonaise de 2012, la relation entre Barbirolli et les Wiener Philharmoniker remontait au 18 août 1945, année où Salzbourg vit débarquer non seulement le chef anglais, mais également Charles Munch et Ernest Ansermet, venus sauver le Festival : la plupart des chefs germaniques n’en avaient pas terminé avec le processus incertain de la dénazification.

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La couverture originale (il faut dire, un fleuron du graphisme issu des maisons de disques, tous âges confondus !) du coffret allemand regroupant les Quatre Symphonies de Johannes Brahms – Photo : (c) Warner Music Group

En 1966, le chef et l’orchestre se connaissaient donc depuis plus de vingt ans : la conduction subtile des rubatos démontre tout au long du cycle cette compréhension mutuelle, et plus encore la tendresse des phrasés. Rien d’épique ici, mais un chant uni, continu, qui d’ailleurs englobe d’un même geste les quatre symphonies. Si on se laisse prendre à cette divagation lyrique, le temps s’arrête littéralement et la magie des timbres opère comme dans l’Andante sostenuto de la Première Symphonie.

Ce lyrisme merveilleux, entêtant comme une drogue, se mérite : il faut une certaine concentration pour progresser dans les paysages très sombres d’une 2e Symphonie ennuagée, étonnante, le contrepied absolu du grand soleil qu’y ébrouait Karel Ančerl avec la Philharmonie Tchèque, mais la magie des timbres des Viennois – ils étaient sortis de l’ornière de l’après-guerre, la stéréophonie les magnifiait enfin, en particulier la prise de son chaleureuse dont les revêtent ici les micros d’Ernst Rothe – distille des sortilèges puissants.

Sommet du cycle, la 4e Symphonie dont l’architecture disparaît sous le poème, et des Variations sur un thème de Haydn qui se déroulent telle une promenade en Carinthie, suite de paysages merveilleux de sérénité. Je suis bien heureux de retrouver tout cela, et surtout d’enfin le comprendre.

LE DISQUE DU JOUR

cover brahms barbirolli warnerJohannes Brahms (1833-1897)
Symphonie No. 1 en ut mineur, Op. 68
Ouverture tragique, Op. 81
Ouverture pour une fête académique, Op. 80
Symphonie No. 2 en ré majeur, Op. 73
Symphonie No. 3 en fa majeur, Op. 90
Symphonie No. 4 en mi mineur, Op. 98
Variations sur un thème de Joseph Haydn, Op. 56a

Wiener Philharmoniker (Orchestre philharmonique de Vienne)
Sir John Barbirolli, direction

Un coffret de 3 CD Warner Classics 0825646767717
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Photo à la une : Le chef d’orchestre Sir John Barbirolli, en 1965 –
Photo : © DR