Voyage au bout de la nuit

J’ai beau me dire que Christa Ludwig, revenant au Chant de la Terre à New York pour Leonard Bernstein, y sera simplement bouleversante, à chaque fois que je me replonge dans son enregistrement princeps pour His Master’s Voice, je me dis comme pour la gravure de Kathleen Ferrier à Vienne avec Bruno Walter : « oui, c’est cela ».

Et pourtant, la captation de ce classique du microsillon fut tout sauf simple. Quasiment deux années et demie s’écoulèrent entre le début et la fin des sessions, les séances de Christa Ludwig et de Fritz Wunderlich furent séparées – mais ils avaient chanté l’œuvre ensemble sous la direction de Klemperer le 13 avril 1961, concert conservé par la BBC qui mériterait une édition – et entre temps Walter Legge avait démantelé le Philharmonia Orchestra que ses musiciens remirent sur pied malgré lui en le nommant fièrement New Philharmonia Orchestra : les deux formations figuraient en toute lettre sur la pochette du Long Playing original reproduite par la présente réédition.

Pourtant, l’écoute procure un sentiment d’unité évident, Otto Klemperer ayant arrêté depuis belle lurette les tempos, les accents, les phrasés d’une partition qu’il dirigea pour la première fois à Moscou (et avec des chanteurs russes) en 1924. Ce n’est pas deux années et quelque qui auraient pu distendre sa conception ou nuire à sa concentration, ni émousser le style implacable, roide, un rien glacé parfaitement appareillé à cette musique de l’automne et du détachement.

La beauté formelle des vents dans l’Abschied, la pureté des lignes de la flûte, les longues pédales bleu–nuit des contrebasses, les scansions de la mandoline, l’envol des cordes, tout compose une toile abstraite, envoûtante, un geste esthétique majeur, une calligraphie parfaite dans laquelle Christa Ludwig place le texte avec une densité mêlée de réserve.

Elle confia à quel point Klemperer l’impressionnait, à quel degré il lui fallut se plier à sa conception, mais ce que l’on entend au contraire est une interprétation à la fois exaltée et tenue, une sorte de quadrature du cercle où sa voix est un instrument parmi d’autres. Oui, elle sera plus émue chez Bernstein, mais plus émouvante ?

Pour moi, cette pudeur supplémentaire fait du discours mahlérien un cérémonial, lui confère quelque chose de fatal qui transcende l’émotion. Et Klemperer a pour lui Fritz Wunderlich qui devait disparaître en septembre 1966 alors que le disque n’était pas encore paru – il avait gravé ses trois Lieder lors des premières sessions en 1964 – dont les lectures si lyriques, si emportées se glissent avec un naturel confondant dans l’orchestre sévère et brillant de Klemperer.

Refermant l’album, je me dis que parfois les enregistrements les plus malmenés sont les meilleurs. Et à nouveau je le réécoute, fasciné par ce disque immortel.

LE DISQUE DU JOUR

cover erde mahler klempererGustav Mahler (1860-1911)
Das Lied von der Erde
(Le Chant de la terre)

Christa Ludwig,
mezzo-soprano
Fritz Wunderlich, ténor
Philharmonia Orchestra / New Philharmonia Orchestra
Otto Klemperer, direction

Un album du label Warner Classics 0825646075980
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Photo à la une : © DR