Doublé Ravel

Plaçant dans la platine le nouveau disque de Yuja Wang, consacré aux Concertos de Ravel, j’espérais probablement trop, d’autant que Lionel Bringuier et son Orchestre de la Tonhalle de Zürich l’accompagnaient, mais dès les premiers traits du piano, légers, à peine timbrés, un doute me saisit, qui se confirme lorsque paraît la première phrase, chantournée, pigeonnante, pleine d’arrêts sur

images, de coquetteries juste suggérées mais de coquetteries tout de même : littéralement Yuja Wang ne sait que faire de cette musique, elle la survole ici, là elle l’ampoule, mais plus grave, et simplement incroyable, le son lui manque – et simplement la ligne dans un des Adagio les plus pâles que j’ai entendus.

Rien de mieux dans le Concerto pour la main gauche, malgré le ton fantasque qu’y met Lionel Bringuier après les raffinements du Sol : c’est joué vite, pas très droit, dans les éclats pas forcément très propre, sans caractère, et dans les cadences, loin du style. Entre les Concertos, la Ballade de Fauré fait une étrange diversion … pas vraiment convaincante elle non plus.

Je soupire, puis je rêve que Lionel Bringuier refasse les Concertos avec Nelson Freire qui l’apprécie tant. Encore faudrait-il que le Brésilien les joue.

Mais voilà qu’un autre disque des Concertos de Ravel paraît : Vincent Larderet, OSE Symphony Orchestra, Daniel Kawka.

Tiens, contrairement à tout le monde, le pianiste français ouvre avec le Concerto pour la main gauche. L’orchestre donne son premier tutti, et fait entendre dans la colonne sombre qu’y déploie Ravel des choses jamais perçues avant : derrière le contrebasson, cette pédale du tuba qui met sa menace, effet clouant. Le Concerto est joué pour ce qu’il est, un miroir de la Grande Guerre, une œuvre absolument désespérée que le piano mat de Vincent Larderet parcourt sans hâte, avec une tristesse sans fard, des jeux de timbres élimés qui cherchent l’étrangeté des alliages harmoniques, une vraie nuit de morts-vivants. C’est impressionnant au possible, si peu sollicité pourtant, tellement dans le style.

Je n’avais pas frissonné à ce point en entendant cette œuvre depuis l’enregistrement de Samson François et les prises de risques insensées de Roger Muraro au Concours Tchaïkovski 1986 (dont la bande vient d’être publiée par Melodiya, Discophilia vous en cause bientôt).

Et comme je faisais enfant, le soir venu, toute lumière éteinte, j’écoutais ce sombre poème sous les doigts de Vincent Larderet. Un pianiste qui a de la suite dans les idées et que j’avais découvert par un saisissant album Florent Schmitt où il offrait La Tragédie de Salomé au piano, imaginant du clavier tout un orchestre et surtout un récit.

Proposition spectaculaire, après le Concerto pour la main gauche, voici qu’il offre en première mondiale la première pièce du recueil « Ombres » – « J’entends dans le lointain » – dans la vêture orchestrale dont Florent Schmitt l’assombrit encore en 1929.

Concerto-poème qui partage avec celui de Ravel le même sujet, la guerre. Douze minutes d’une musique incroyable : orchestre entre tempête et étoiles, piano cantatrice, tout cela nocturne et très sensuel, Schmitt jusque dans l’horreur – même une bride du motif de Salomé y parait à la fin.

Une sacrée découverte qui prouve que le catalogue de ce compositeur génial voué aux gémonies par les bien-pensants devrait être systématiquement dévoilé. Après ces deux cauchemars, le Sol, joué serré, intense, sans maniérisme, avec dans l’Allegramente un Meno vivo enfin « a tempo », ce qui donne au mouvement un ton bien plus dramatique. Dans l’Andante pas de rêve mais quelque chose d’inquiet. Finale martial, péremptoire presque, comme si le pianiste et chef accordaient le Concerto en sol au sombre propos d’un album singulier qui entre dans ma discothèque Ravel en majesté.

LE DISQUE DU JOUR

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Maurice Ravel (1875-1937)
Concerto pour piano et orchestre en sol majeur, M. 83
Concerto pour piano et orchestre en ré majeur, M. 82 « Pour la main gauche »
Gabriel Fauré (1845-1924)
Ballade pour piano en fa dièse majeur, Op. 19 (version solo)

Yuja Wang, piano
Tonhalle-Orchester Zürich
Lionel Bringuier, direction

Un album du label Deutsche Grammophon 4794954
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cover ravel larderet kawka ars
Maurice Ravel (1875-1937)
Concerto pour piano et orchestre en sol majeur, M. 83
Concerto pour piano et orchestre en ré majeur, M. 82 « Pour la main gauche »
Florent Schmitt (1870-1958)
J’entends dans le lointain

Vincent Larderet, piano
OSE Symphonic Orchestra
Daniel Kawka, direction

Un album du label Ars Produktion Ars 38178
Acheter l’album sur le site du label Ars Produktion, sur Amazon.fr
Télécharger l’album en haute qualité sonore sur Qobuz.com

Photo à la une : © DR