De l’art de bien rééditer, Vol. 14 : Sibelius transatlantique

28 mars 1960 : Leonard Bernstein enregistre d’un trait – quelques séances de corrections minimes suivront – la Septième Symphonie de Jean Sibelius. Un roc, un tout, qu’il plaçait explicitement comme l’alpha des partitions monolithiques de Roy Harris. Un visage américain de Sibelius prenait-il forme ? Avant lui, Leopold Stokowski, mais surtout Eugene Ormandy à Philadelphie, ce dernier adoubé par le compositeur, avaient de ce côté-là de l’Atlantique fait office de pionniers.

sibeliusbgMais Bernstein, sciemment, voulait graver l’intégrale des Symphonies, commençant par le manifeste de la Septième, faisant travailler chaque opus sans relâche à son Philharmonique de New York, et bouclant le cycle avec la Sixième le 9 mai 1967. Lectures âpres, prestes, en couleurs mates, et poursuivies par une obsession : faire tout entendre de cet orchestre narratif, sans pour autant produire des lectures analytiques.

Bernstein est sensible comme avant lui Thomas Beecham et John Barbirolli à la dimension panique de ces musiques, mais il les replace dans le grand concert de la modernité, les débarrasse de leurs touches impressionnistes, ou de leurs références romantiques : la 2e Symphonie sous sa baguette sonne abrupte, roide et on pourra la comparer avec intérêt avec la gravure de Thomas Schippers dirigeant le même orchestre en 1963Sibelius devient non sans génie de la part de l’autre jeune chef américain un épigone de Tchaïkovski – l’antipode du style et du propos de Bernstein.

Secret d’une vision aussi décapante et aussi précise, un intense travail sur le quatuor : les cordes sont toujours jouées sostenuto, créant une tension inextinguible, creusant l’espace sonore. L’intégrale s’approche comme un bloc de granit, et devrait s’écouter d’un seul tenant dans la continuité du cycle que Bernstein construit comme une arche. Même si dans ses lectures tardives avec les Wiener Philharmoniker (mais pour les seules 1e, 2e, 5e et 7e), il disposera d’un orchestre plus séducteur, son propos spectaculaire ne retrouvera pas la concentration et l’aspect radical inhérents aux enregistrement new-yorkais.

Sommet du cycle, la 4e, un maelström insondable. Mais chaque note ici doit être connue. Avec un regret. Que Bernstein n’ait pas poursuivi son voyage sibélien dans les poèmes symphoniques : ni Tapiola, pas plus En Saga, regret avivé par deux lectures transcendantes, Luonnotar selon Phyllis Curtin, raréfié et pourtant incarné, et surtout La Fille de Pohjola, dirigée d’un trait, fulgurante, l’autre grande version de l’œuvre avec celles de Sir John Barbirolli et de Sir Malcolm Sargent.

Sony a une fois de plus très bien fait les choses, pour le son, admirable de présence dans un nouveau remastering qui restitue enfin l’ampleur des captations originales, et pour la présentation : pochette d’origine, texte éclairant de Richard Evidon, souci d’exhaustivité qui nous vaut le plaisir de retrouver le Concerto sous l’archet classique de Zino Francescatti.

Et voici que Mark Obert-Thorn propose sous étiquette Pristine Audio ses propres repiquages des mythiques microsillons monophoniques qu’Eugene Ormandy et l’Orchestre de Philadelphie consacrèrent à Sibelius. Le doublé des 4e et 5e Symphonies enregistré en novembre et décembre 1954, est un classique inaltérable, d’une densité de son, d’une violence de propos sidérants.

Mais j’avais oublié à quel point le génie narratif d’Eugene Ormandy collait aux poèmes symphoniques : sa première gravure intégrale des Légendes de Lemminkaïnen et celle de Tapiola (1995, enregistrés l’un et l’autre pour fêter les 90 ans du compositeur), mais aussi En Saga, La Fille de Pohjola, Les Océanides forment un ensemble de première grandeur, un des éléments fondateurs de toute discothèque sibélienne.

A ces deux pionniers répondra en mai 1977 un autre thuriféraire de Sibelius : Maurice Abravanel gravait avec son Orchestre Symphonique de l’Utah une version des sept Symphonies demeurée surprenante par sa poésie et ses options. Il serait tant aujourd’hui qu’on nous la rende dans un remastering de qualité.

LE DISQUE DU JOUR

cover sibelius bernstein sonyJean Sibelius (1865-1957)
Symphonie No. 1 en mi mineur, Op. 39
Symphonie No. 2 en ré majeur, Op. 43
Symphonie No. 3 en ut majeur, Op. 52
Symphonie No. 4 en la mineur, Op. 63
Symphonie No. 5 en mi bémol majeur, Op. 82
Symphonie No. 6 en ré majeur, Op. 104
Symphonie No. 7 en ut majeur, Op. 105
Luonnotar, poème symphonique avec voix de soprano, Op. 70
La Fille de Pohjola, Op. 49
Finlandia, Op. 26 No. 7
Valse triste, Op. 44 No. 2
Le Cygne de Tuonela, extrait des Légendes du Kalevala (No. 2, Op. 22)
Concerto pour violon et orchestre en ré mineur, Op. 47

Phyllis Curtin, soprano
Zino Francescatti, violon
New York Philharmonic Orchestra (Orchestre Philharmonique de New York)
Leonard Bernstein, direction
Un coffret de 7 CD du label Sony 888750261427

cover sibelius ormandy 4 5CD 1
Jean Sibelius
Symphonie No. 4, Op. 63 ; Symphonie No. 5, Op. 82 ; Le Cygne de Tuonela, Op. 22 No. 2, Finlandia, Op. 26 No. 7

CD 2
Jean Sibelius
Lemminkäinen-Suite (Légendes du Kalevala) – Suite pour orchestre Op. 22
Edvard Grieg (1843-1907)
Peer Gynt – Suite No. 1, Op. 46

CD 3
Jean Sibelius
En Saga, Op. 9
La Fille de Pohjola, Op. 49
Les Océanides, Op. 73
Tapiola, Op. 112
Hugo Alfvén (1872-1960)
Rhapsodie suédoise No. 1, Op. 19 “Midsommarvaka”

The Philadelphia Orchestra
Eugene Ormandy, direction

3 album du label Pristine Audio PASC177 (CD 1), PASC299 (CD 2), PASC205 (D 3)

Photo à la une : © DR