Lent loin large

Evgeni Koroliov ouvre les premières mesures de la Sonate D. 894 comme en rêve, construisant à mesure un crescendo sans tension. Le son simplement s’emplit. C’est dans la nuit, dans la nuit immense qu’il faut écouter ce Schubert hors du temps, qui déploie ses reprises immuables, et chante à l’intérieur du timbre.

Plus schubertien serait impossible, mais il y a un risque : celui de laisser certains au bord du chemin. Car si la sonorité si contrôlée de Koroliov est d’une beauté irrésistible, son discours minimaliste, le dénuement expressif qu’il revendique offre un visage décidément étrange de Schubert. Seul, absolument seul, jouant dans la nuit pour la nuit. Il y a ici quelque chose d’inhumain, dans la perfection technique bien entendu, dans l’impavide marche d’un temps absolument métaphysique, dans la pureté des contrechants, la sombre lumière des polyphonies. Je crois que Schubert n’a pas été regardé aussi profondément depuis Claudio Arrau, qui le faisait si peu amène, si âpre.

Koroliov n’est pas si loin de cette manière drastique, mais il ne va pas jusqu’à l’abîme. Tout doit tenir dans la parfaite quadrature de ce piano si beau. Pour la Sonate en sol majeur, l’adéquation est évidente : l’œuvre respire dans le tactus du pianiste. Pour la grande Sonate en la majeur, le geste se cherche plus, mais le ton est toujours juste et les tempos simplement parfaits. Écoutez l’Andantino, qui s’approfondit à mesure que la tempête doit survenir. C’est du grand art.

Pour son troisième disque Schubert, Koroliov se trouve autant chez lui qu’en Bach.

LE DISQUE DU JOUR

cover schubert 894 koroliov tacetFranz Schubert (1797-1828)
Sonate pour piano No. 18
en sol majeur, D. 894

Sonate pour piano No. 20
en la majeur, D. 959

Evgeni Koroliov, piano

Un album du label Tacet 979

Photo à la une : (c) Gela Megrelidze