Voyage en Schubertie

Le pianoforte de Viviana Sofronitsky scande le rythme de marche qui lance le Trio en si bémol majeur de Schubert. Lazlo Paulik – qui joue un surprenant violon de Johann Joseph Hentschel du milieu du XVIIIe siècle et Sergei Istomin qui empoigne un violoncelle rocailleux du Pragois Josephus Antonius Laske daté de 1803, chantent avec ardeur. Archets d’époque, instruments garnis de cordes en boyaux, pour Viviana Sofronitzky un pianoforte de son facteur favori, Paul McNulty, d’après le célèbre Op. 318 de Conrad Graf, qu’on date aux alentours de 1819.

Serait-ce enfin la lecture historiquement informée des Trios de Schubert que j’espérais ? Car ni l’entreprise courageuse de Jaap Schröder et de ses amis, ni celle du trio assemblé autour de Jan Vermeulen, ni même la lecture si sentie de Bylsma, Beths et Immerseel, ne m’avaient convaincu.

Une fois que vous vous serez fait à sa sonorité âpre et tranchante, cette lecture symphonique vous emportera comme vous emporte la Grande Symphonie en ut. Car ce n’est pas à la chambre que pense Viviana Sofronitsky, mais bien à un voyage dans des paysages de montagne, précipices et levers de soleil compris.

Toutes les reprises sont observées, déployant un discours altier où le piano règle des dynamiques surprenantes : elle est aujourd’hui la seule, avec Ronald Brautigam et Andreas Staier, à savoir exploiter tous les registres du pianoforte. Surtout la lecture des trois comparses, pour historiquement informée qu’elle soit, ne cherche pas artificiellement un style supposé d’époque.

Il y a ici une vision emportée qui pourrait se résumer au trille magique du Finale du Premier Trio que clavier et cordes font résonner comme des batteries. Le violon de Laszlo Paulik se transforme en clairon, l’archet de Sergei Istomin joue tout en attaque, de la pointe, du quart : l’animation est fabuleuse.

Pour le grand Trio en mi bémol majeur, où le pianoforte a ses propres espaces, et relance sans cesse le discours, le jeu si imaginatif de Viviana Sofronitsky – couleurs, effets de pédale, phrasés, accents – ne fait pas mystère du modèle qui s’impose ici à Schubert : celui du Beethoven du Trio des Esprits.

Toute l’œuvre est portée par une fièvre quasi expressionniste que je n’y avais jamais entendue à ce point d’incarnation. Et soudain la logique interne de l’œuvre paraît, tout s’ordonne non par la forme, mais par le discours. L’approche rhétorique de Nikolaus Harnoncourt semble appliquée à la lettre ici, mais je l’oublie vite, stupéfié par l’audace des instrumentistes.

Écoutez simplement le développement du second sujet de l’Allegro : Schubert ouvre les portes d’un nouvel univers dont l’ailleurs est, au final, l’accompagnement de la grande mélodie du violoncelle sur les pointes des pizzicati du violon et des motifs irréels égrainés à l’aigu du pianoforte, effet magique.

Et maintenant s’il vous plait, les Trios de Beethoven.

LE DISQUE DU JOUR

cover schubert trios centaur sofronitskyFranz Schubert (1797-1828)
Trio pour piano, violon et violoncelle No. 1 en si b majeur, D. 898
Trio No. 2 en mi b majeur, D. 929

Viviana Soronitsky, pianoforte
Laszlo Paulik, violon
Sergei Istomin, violoncelle

Un album de 2 CD du label Centaur CRC3350/3351

Photo à la une : (c) DR