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Tragédie de clavecin

Peu de clavecins auront été si proches de l’opéra. Dandrieu, écrivant ses Pièces de caractère n’était jamais loin de l’esprit du théâtre, il jouait à son clavier tout un univers où la noblesse se teintait d’une touche de merveilleux, où les hommages (à Lully, à Corelli) célébraient les noces des styles français et italiens, tissant habilement les formes anciennes aux harmonies nouvelles.

Si les titres sont encore dans le goût de Couperin, la musique, elle, fait surgir des drames, suscite des émotions, peint des tableaux qui font voir l’amour ou la guerre. Et si Dandrieu n’était pas ce petit maître qu’on dit, mais au contraire le génie du clavecin français entre Couperin et Rameau, disparu derrière ses splendides Noëls d’orgue ? L’abondance de son œuvre, la qualité de son écriture, l’usage résolument moderne qu’il fait de l’instrument lorsqu’il verse dans cette langue descriptive (Les Caractères de la guerre) et qu’il partagera seulement à ce point avec Pancrace Royer, plaident pour qu’enfin soit réévaluée sa place dans l’histoire de la musique du début du XVIIIe siècle.

Herborisant dans les trois grands Livres de clavecin, Marouan Mankar-Bennis se sera composé une tragédie lyrique pleine d’élan et de flamme. Quelle audace pour ce que je crois bien être son premier disque ! Sa compréhension naturelle de ces musiques le transporte, débridant son jeu, aiguillant un sens descriptif toujours saisissant, et les deux clavecins qu’il fait se succéder au cours de l’album – un somptueux flamand d’après Couchet, et le si poétique instrument réalisé en 1989 par Ryo Yoshida inspiré d’un Anonyme du XVIIIe siècle – diversifient les couleurs d’un disque splendide, le premier à rendre pleinement justice à l’univers brillant et profond de Jean-François Dandrieu depuis l’ancien enregistrement d’Olivier Baumont et le Premier Livre plein de caractères qu’avait signé Iakovos Pappas.

Mais si cela n’était qu’un début, si L’Encelade, dont les disques se succèdent dans un tel degré de qualité, songeait à demander à Marouan Mankar-Bennis toute l’œuvre de clavecin, les trois Livres de jeunesses, les trois grands Livres de la maturité ? Il ne serait que tant d’honorer enfin à sa juste mesure un génie de la musique française de son temps.

LE DISQUE DU JOUR

Jean-François Dandrieu (1682-1738)
Livre de jeunesse – Prélude
Pièces de clavecin, Livre III, Suite No. 2 (4 extraits)
Pièces de clavecin, Livre II, Suite No. 3 (3 extraits)
Pièces de clavecin, Livre III, Suite No. 1 (1 extrait)
Pièces de clavecin, Livre I, Suite No. 2 (1 extrait)
Pièces de clavecin, Livre I, Suite No. 1 (3 extraits)
Pièces de clavecin, Livre II, Suite No. 2 (2 extraits)
Pieces de clavecin, Livre II, Suite No. 1 (4 extraits)
Le tympanon

Marouan Mankar-Bennis, clavecin

Un album du label L’Encelade ECL1701
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Photo à la une : © DR

Mission

Entrant dans le studio de la SWR pour y enregistrer Asraël, Karel Ančerl savait qu’il remplissait une mission d’importance. Le chef-d’œuvre de Josef Suk était peu couru par les orchestres allemands, sa syntaxe si singulière, ses couleurs assombries, son discours pathétique surprenaient autant les musiciens que le public.

Mission remplie : la lecture haletante, teintée d’une morbidezza étouffante, pousse l’orchestre à se dépasser, et une fois encore, je m’étonne devant cet art qu’avait Ančerl de faire sonner toutes les formations qu’il aura dirigées quasi comme « sa » Philharmonie Tchèque.

Il fait jouer les cuivres court, sculpte le quatuor en recentrant sa couleur sonore sur les pupitres médians, demande aux bois une sonorité drue, verte. Sa lecture au cordeau des cinq mouvements de ce poème d’Hadès est irrésistible, sèche, abrasive, intense, et ne peut se mesurer qu’à celle de Václav Talich qui lui disposait de la Philharmonie Tchèque.

La parution de cet inédit est donc historique, d’autant qu’Ančerl n’enregistra jamais l’œuvre à Prague, c’est un ajout majeur à sa discographie en plus de faire entendre toute la singularité de l’orchestre de Suk.

La narquoise sérénade néo-classique d’Iša Krejčí, enregistrée en marge des séances d’Asraël, est un ajout bienvenu, l’œuvre est parfaite, brillante, mordante comme du Stravinski et plaide pour la réhabilitation de son auteur.

LE DISQUE DU JOUR

Josef Suk (1874-1935)
Asrael (Symphonie No. 2), Op. 27
Iša Krejčí (1904-1968)
Serenata pour orchestre

Südwestfunk-Orchester Baden-Baden
Karel Ančerl, direction

Un album du label SWR Klassik 19055CD
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