Rosenkavalier d’hier et d’aujourd’hui

Célébrissime, le Rosenkavalier pensé pour le disque par Herbert von Karajan et Walter Legge avait un ennemi redoutable : celui idéalement distribué et dirigé dans l’exact esprit de la comédie de mœurs, avec en plus une once de Lubitsch que Decca avait confié aux soins experts d’Erich Kleiber. Impossible de faire plus viennois, Karajan le savait bien, qui, regardant comme l’envers de la partition y voyait d’abord l’orchestre hédoniste de Richard Strauss auquel il voulait apparier les voix.

Schwarzkopf, qui fut un temps Sophie, y imposait sa Maréchale, distillant l’élégie, ombrant les mots ; pour ce qui était de l’esprit de Vienne, Ljuba Welitsch ferait un caméo saisissant en duègne, rappel discret d’un monde perdu. La jeune Ludwig assombrissant son mezzo pour faire le plus mâle des Quinquin, une Sophie exotique qui pourtant ne dépare pas l’ensemble, Teresa Stich-Randall ; Otto Edelmann, Ochs virtuose piquant ses mots dans un parlando étourdissant, luxe absolu, Nicolai Gedda en chanteur italien ; tous se réglaient sur l’univers sensuel de Karajan et passaient sous la toise de Legge : jamais les ensembles du Rosenkavalier ne furent si exacts, si pesés, si lestes, si justes de ton et de note.

Réédité déjà plusieurs fois, Elisabeth Schwarzkopf ayant insisté pour que de son vivant, la version monophonique où elle trouvait les voix plus en valeur parut à son tour, qu’apporte donc la nouvelle mouture proposée par Warner ? Outre une édition somptueuse, petit livre-disque avec tout le texte d’Hofmannsthal, une balance parfaite où s’équilibrent voix et orchestre, des couleurs plus fines, un espace supplémentaire dans l’orchestre, des dynamiques plus subtiles.

Refermant ce joli travail, voilà que j’en ouvre un autre tout aussi soigné : après Elektra, après Arabella, où il rétablissait l’intégralité des textes, Marc Albrecht poursuit son cycle Strauss au Dutch National Opera avec Le Chevalier à la rose. Sa direction fluide, élégante, se détourne de la comédie pour faire entendre les idiosyncrasies du langage straussien, suggérant discrètement à quel point il est bien plus proche qu’on pourrait le penser des audaces du concert contemporain. Il y a du Berg dans son Strauss, raccourci étrange, mais qu’on entend. Une Maréchale presqu’amère (Camilla Nylund) et plus inquiète que philosophe dans son monologue du temps qui passe, une Sophie jamais oie blanche et à sa façon impérieuse (Hanna-Elisabeth Müller, décidément parfaite dans tout ce qu’elle chante), un Ochs bon garçon, sans arrière-plans mais absolument incarné (Peter Rose), tous cèdent le pas devant un Quinquin d’exception, Paula Murrihy.

Elle est la clé de ce Rosenkavalier un rien désenchanté, Chérubin grandit trop vite, velléitaire, hésitant entre sa Rési et sa Sophie, perdu comme l’est le grand orchestre voluptueux dont l’enveloppe Marc Albrecht. Ce Rosenkavalier différent, aux standards vocaux qui ne peuvent se comparer à ceux du « team » Karajan-Legge, illustre à quel point on ose relire aujourd’hui autant la musique de Strauss que la poésie d’Hofmannsthal. Le petit livre-disque est somptueux, illustrés par de nombreuses photographies du beau spectacle de Jan Philipp Gloger.

LE DISQUE DU JOUR

Richard Strauss (1864-1949)
Der Rosenkavalier, Op. 59,
TrV 227

Elisabeth Schwarzkopf
(Die Feldmarschallin)
Christa Ludwig (Octavian)
Teresa Stich-Randall (Sophie)
Otto Edelmann (Der Baron Ochs von Lerchenau)
Eberhard Wächter (Herr von Faninal)
Ljuba Welitsch (Marianne)
Paul Kuen, ténor (Valzacchi)
Kerstin Meyer , mezzo-soprano (Annina)
Nicolai Gedda, ténor (Ein Sänger)
etc.
Philharmonia Orchestra and Chorus
Herbert von Karajan, direction

Un livre-disque du label Warner Classics 9029581745
Acheter l’album sur Amazon.fr – Télécharger ou écouter l’album en haute-définition sur Qobuz.com

Richard Strauss
Der Rosenkavalier, Op. 59,
TrV 227

Camilla Nylund, soprano (Die Feldmarschallin)
Paula Murrihy, mezzo-soprano (Octavian)
Hanna-Elisabeth Müller, soprano (Sophie)
Peter Rose, baryton
(Der Baron Ochs von Lerchenau)
Martin Gantner, baryton (Herr von Faninal)
Irmgard Vilsmaier, soprano (Marianne)
Michael Laurenz, ténor (Valzacchi)
Kai Rüütel, mezzo-soprano (Annina)
Yosep Kang, ténor (Ein Sänger)
etc.
Dutch National Opera Chorus
Netherlands Philharmonic Orchestra
Marc Albrecht, direction

Un livre-disque de 3 CD du label Challenge Classics CC72741
Acheter l’album sur le site du label Challenge Classics , sur www.fnac.com ou sur Amazon.fr – Télécharger ou écouter l’album en haute-définition sur Qobuz.com

Photo à la une : © DR