Les Sonates impossibles

Ni Vladimir Sofronitzky ni Vladimir Horowitz n’auront gravé toutes les sonates de Scriabine, laissant le champ libre aux pianistes modernes qui s’y sont confrontés à loisir, Roberto Szidon posant, l’exemple de Michael Ponti en tête, le mètre-étalon d’un Scriabine résolument moderniste, tout en angles, beau comme un Kupka dans ses deux double-albums Deutsche Grammophon. Oui, mais Scriabine, même dans ses Sonates dont la part essentielle est bien cette ascension vers une certaine modernité du clavier, déploie un univers infiniment plus complexe, qui regarde à la fois derrière et devant, musique à la Janus dont Igor Zhukov aura essayé de saisir toutes les ambivalences avant que Maria Lettberg ne les replace dans l’axe chronologique de l’ensemble de l’œuvre de piano.

Pourtant, à tous ceux qui auront tenté l’intégrale des Sonates, y compris Anatol Ugorsky ou Peter Donohoe, il aura manqué derrière l’intensité du propos, la folie du jeu que Feinberg, Richter, Berman, sinon Ashkenazy somptueux mais distant, mirent aux plus célèbres d’entre elles. Puis voici que me parvient l’intégrale d’Anna Malikova, dont j’avais tant aimé les Concertos de Saint-Saëns pour Audite, et quelques Schubert épars entre divers étiquettes.

Atout premier, son piano, un grand Shigeru Kawai qui possède tous les timbres requis par l’univers de Scriabine ; elle en joue avec des audaces certaines, ne s’effrayent pas de la complexité des textes, survole avec une décontraction étonnante la suractivité rythmique avec laquelle Scriabine enrubanne ses vastes crescendos bachiques : écoutez simplement le Prestissimo volando de la 4e Sonate où elle se souvient de Feinberg qui y demeure inégalable, certes.

Tout au long des deux disques, le parcours est parfait de style, de simple jeu, mais surtout inspiré, au point que s’il fallait commencer à apprendre le Scriabine des Sonates, je conseillerais de le faire ici. Après Anna Malikova, vous y comprendrez parfaitement Sofronitzky et Horowitz.

LE DISQUE DU JOUR

Alexandre Scriabine (1872-1915)
Sonate pour piano No. 1 en fa mineur, Op. 6
Sonate pour piano No. 2 en sol dièse mineur, Op. 19, « Sonate-Fantaisie »
Sonate pour piano No. 3 en fa dièse mineur, Op. 23
Sonate pour piano No. 4 en fa dièse majeur, Op. 30
Sonate pour piano No. 5 en fa dièse majeur, Op. 53
Sonate pour piano No. 6, Op. 62
Sonate pour piano No. 7, Op. 64, « Messe blanche »
Sonate pour piano No. 8 en la majeur, Op. 66
Sonate pour piano No. 9, Op. 68, « Messe noire »
Sonate pour piano No. 10, Op. 70

Anna Malikova, piano

Un album de 2 CD du label Acousence Classics OCD12214
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Photo à la une : © DR