Doublé d’ombres

À soixante-six ans, Jorge Federico Osorio aurait-il atteint ce détachement qui fait les tout grands pianistes ? Non qu’il ne fut jusque-là un musicien remarquable, chez lui chez Beethoven comme chez Ponce, maîtrisant les pages les plus sombres du Concerto pour la main gauche de Ravel comme la virtuosité sarcastique du Premier Concerto de Prokofiev.

Mais ces dernières années, depuis un album Debussy minéral, une dimension supplémentaire est apparue dans ses lectures du grand répertoire. La surprenante mise en regard des ultimes opus de Schubert et de Brahms, sujet de son nouvel album, permet d’en prendre la mesure.

Le clavier reste toujours aussi droit, sonore sans dureté, ce piano-là n’a rien à faire des charmes, mais la sonorité s’est parée d’une estompe qui embrume pourtant avec précision les ultimes Klavierstücke de Brahms : les Opus 118 et 119 selon Osorio sont des ballets d’ombres, musique étrange qui repoussent les limites de la tonalité ; quel écart avec les Opus 116 et 117 où se jouaient encore des paysages, où se récitaient des fables ou des prières. Alors, ne résonne plus rien que ce piano minéral qui décidément est la signature de cet art.

Mais Brahms n’a depuis longtemps plus aucun secret pour Jorge Federico Osorio, dès la fin des années 1980 il signait chez ASV un album parfait couplant les Ballades aux Variations Haendel, architecturant le tout d’un seul grand geste. Il met aujourd’hui bien plus de mystères à son Brahms, le caractère crépusculaire des opus ultimes l’y incline, mais entendant les deux ultimes Sonates de Schubert, la même façon de faire s’impose, clavier nu, tempos rapides, sentiment constant d’intranquillité qui installe une dynamique en creux : ce clavier cherche l’ombre et y trouve des fantômes. La D. 959 est âpre, péremptoire. Sous ses doigts, le terrible Andantino effraie de ce presque-silence qu’une tempête onirique va terroriser encore plus. Noir c’est noir, comme l’est également ici la si bémol majeur, fébrile, étrangement instable d’humeur, hantée.

Passionnant doublé d’ombres.

LE DISQUE DU JOUR

Final Thoughts
Franz Schubert (1797-1828)
Sonate pour piano No. 20 en la majeur, D. 959
Sonate pour piano No. 21 en si bémol majeur, D. 960
Johannes Brahms (1833-1897)
7 Fantasien, Op. 116
3 Intermezzi, Op. 117
6 Klavierstücke, Op. 118
4 Klavierstücke, Op. 119

Jorge Federico Osorio, piano

Un album de 2 CD du label Cedille CDR90000171
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Photo à la une : © Todd Rosenberg