Exilés

La grande plainte du Schelomo de Bloch s’élève, mais vite proférée, comme dessinée d’un trait par un peintre emporté par son geste. Ophélie Gaillard l’empoigne, et d’ailleurs tend l’œuvre d’une seule ligne comme jadis le firent Emanuel Feuermann, Zara Nelsova puis János Starker. Elle n’y médite pas, mais parle, verbe flamboyant, accents prophétiques, c’est Salomon qui s’incarne devant vous.

Le violoncelle juif, sujet de l’album, aura trouvé dans Schelomo son opus visionnaire. Bloch le compose en 1916 ; New York, ville déjà cosmopolite qui abrite une seconde Jérusalem, l’entend, ébahie, sous l’archet d’Hans Kindler et la baguette du compositeur le 3 mai de l’année suivante.

Il anticipe d’une guerre l’exode massif de la moitié des juifs d’Europe qui auront échappé à l’Holocauste, comme Erich Wolfgang Korngold dont le Concerto-caprice d’une seule coulée n’a plus une trace de judaïté alors même que l’ombre de la Shoa plane sur le scénario de John Collier et de Joseph Than : l’assimilation galope. Pourtant Korngold se languira vite du « monde d’hier » si justement dépeint par Stefan Zweig, essaiera de revenir à Vienne, vaine tentative.

Le Concerto est flamboyant, écrit pour l’archet d’Eleanor Aller dont le violoncelle doublait celui joué par Karel Novak (Paul Henreid) dans Deception qu’Irving Rapper filmait pour Jack Warner : Ophélie Gaillard lui donne une fantaisie assez insensée, parfaitement paysagé par James Judd et les Monégasques qui déjà magnifiaient l’orchestre-monde de Schelomo. La violoncelliste y ajoute le Tanzlied des Pierrot tiré de Die tote Stadt, nostalgie viennoise garantie, qu’elle phrase comme un liedersänger.

Contraste avec l’Ouverture sur des thèmes juifs que Prokofiev écrivit en 1919 pour des musiciens juifs établis à New York, jouée très pimentée par Gaillard et ses amis de l’Octuor Sirba. Puis, la merveille absolue de ce disque formidable, From Jewish Life, scènes de la vie juive assemblées en une petite suite de trois pièces par Ernest Bloch.

Ophélie Gaillard a choisi une transcription magique où, comme elle l’écrit dans sa note d’intention, l’accompagnement de son violoncelle est « diffracté » dans les timbres de la clarinette, du cymbalum et de la contrebasse qui remplacent le seul piano. Le pas est franchi, les accents Klezmer de la Danse de mariage, de la Berceuse d’Alberstein, du bref triptyque de mélodies juives arrangées par Cyrille Lehn peuvent retentir, vengeance sur l’Histoire.
Album magnifique, pertinent, révélateur.

LE DISQUE DU JOUR

cover gaillard exiles apartéExilés
Ernest Bloch (1880-1959)
Schelomo
From Jewish Life
Erich Wolfgang Korngold (1897-1957)
Concerto pour violoncelle et orchestre en ut majeur, Op. 37
Tanzlied des Pierrot (extrait de l’opéra « Die tote Stadt »)
Sergeï Prokofiev (1891-1953)
Ouverture sur des thèmes juifs
Traditionnels Klezmer

Ophélie Gaillard, violoncelle
Membres du Sirba Octet, mezzo-soprano
Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo
James Judd, direction

Un album du label Aparté AP 142
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Photo à la une : © Caroline Doutre