Troisième round

Encore jeune homme, trente ans, Daniel Baremboim enregistrait pour Deutsche Grammophon une version évidente de la Quatrième Symphonie d’Anton Bruckner, alors même qu’il y dirigeait l’Orchestre Symphonique de Chicago. Les critiques, d’abord sceptiques, durent s’incliner, le cycle se poursuivit patiemment pour s’achever en 1981, Baremboim y ajoutant le Te Deum (dont il avait déjà gravé pour EMI une des plus belles versions, ainsi que de les Deuxième et Troisième Messes), le Psaume 150 et surtout Helgoland, ce roc de musique, une des partitions les plus radicales jamais coulées de la plume de Bruckner et que seul avant lui Wyn Morris avait enregistrée.

Le naturel du discours, la ferveur des phrasés, la lumière inondant les polyphonies et se déployant dans le grand spectre harmonique se retrouveraient la décennie suivante au long d’une seconde mouture avec les Berliner Philharmoniker pour Teldec. Entre temps, la fréquentation assidue des opéras de Wagner avait commencé, elle s’est depuis poursuivie, augmentée, Barenboim s’imposant comme le plus inspiré wagnérien de notre temps. Quelque chose dans son rapport à Bruckner s’en est trouvée bouleversé.

Revenant aujourd’hui aux seuls neuf Symphonies – à Chicago il avait gravé la Nullte – et excluant toute œuvre chorale, le ton est ici autrement passionné, souvent amoroso – écoutez l’Adagio de la 8e, toute la 2e – une couleur tristanesque s’empare logiquement de la 7e mais transfigure aussi la 5e délivrée de tout statisme, surtout ces symphonies respirent un théâtre de sentiments et d’émotions qu’on doit d’abord aux musiciens de la Staatskapelle : abandonnant la fosse de l’opéra, ils en conservent les frémissements.

Vous ne trouverez pas ici les abîmes découverts par Günter Wand dans sa première intégrale, mais plutôt cette respiration ample et pourtant fluide qui place bien le Bruckner de Barenboim dans la lignée de celui d’Eugen Jochum : comme lui d’ailleurs, il modèle les tempos, et chante les phrasés, il épure les forte et illumine la polyphonie, et lorsque la transcendance paraît, il la montre à nue, sans rubato, sans sentimentalité : écoutez seulement l’Adagio de la 9e. Si bien que refermant l’album, je me dis que ce troisième voyage n’était pas vain, et je regrette ces Messes, ces nouveaux Te Deum et Helgoland qui auraient gagné à cet art transfiguré. Demain peut-être.

LE DISQUE DU JOUR

cover barenboim bruckner symphoniesAnton Bruckner (1824-1896)
Symphonie No. 1 en ut mineur, WAB 101
Symphonie No. 2 en ut mineur, WAB 102
Symphonie No. 3 en ré mineur, WAB103 « Wagner-Sinfonie »
Symphonie No. 4 en mi bémol majeur, WAB104 « Romantique »
Symphonie No. 5 en si bémol majeur, WAB105
Symphonie No. 6 en la majeur, WAB106
Symphonie No. 7 en mi majeur, WAB 107
Symphonie No. 8 en ut mineur, WAB 108
Symphonie No. 9 en ré mineur, WAB109

Staatskapelle Berlin
Daniel Barenboim, direction

Un coffret de 9 CD du label Peral Music 479 6985
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Photo à la une : © DR