Tchainik

Lorsqu’à l’automne 1990, je pressais sous le regard désapprobateur de Renée Poursain Tatiana Nikolayeva de m’indiquer ses élèves favoris, elle finit par laisser échapper à la fois dans un sourire et dans un soupir « Kennen Sie Anton Batagov ? » sans rien ajouter d’autre. Précision, à ses cotés se trouvait un silencieux jeune homme de dix huit ans, Nikolaï Lugansky.

Trois années plus tard, lors d’un dîner à Genève endeuillé par la nouvelle de la mort toute récente de Tatiana Nikolayeva, Alexei Lubimov évoquant les Vingt Regards sur l’Enfant-Jésus me signala qu’un de ses confrères en avait gravé la première version russe pour Melodiya. Le nom d’Anton Batagov résonnait à nouveau à mes oreilles, me remémorant le sourire de Tatiana Petrovna. Après quelques difficultés, je finissais par me procurer ces Regards et découvrais un pianiste considérable, technique flamboyante, jeu altier, il magnifiait le cycle comme personne avant lui, et n’a eu depuis, à mon sens, que Roger Muraro pour seul rival. Heureusement, cette gravure, Melodiya l’a rééditée tout récemment, au début de l’année 2016.

Les années passèrent, sa discographie, difficile d’accès, dévolue à la musique contemporaine, le plaçant à la marge, ne lui fit guère un nom en dehors d’un petit cercle d’aficionados. Pourtant, un Art de la fugue, un étreignant Tombeau de Couperin et un nom moins stupéfiant Gaspard de la nuit auraient suffi à rappeler son génie pour ce qui était du répertoire « établi ».

Quelle ne fut pas ma stupeur en voyant Melodiya annoncer la publication des épreuves du Concours Tchaïkovski de 1986. S’il n’accéda pas à la finale, on lui décerna le Prix Tchaïkovski pour son interprétation de la Dumka.

Voici donc trente années plus tard que paraissent les échos sonores de l’épopée qu’il y produisit. La Dumka est incroyable de variété poétique, les deux Études (Op. 65 No. 1 de Scriabine, Op. 10 No. 8 de Chopin) montrent une virtuosité hallucinante, et soudain la profondeur du son, la plénitude de la conception vous saisiront dans le Finale de l’Op. 109 de Beethoven. Toujours ce clavier rayonne, dispensant un espace sonore incroyable, appris de la longue fréquentation des sorcelleries de Tatiana Petrovna.

Clou de ces épreuves retrouvées, une Sixième Sonate de Prokofiev chorégraphiée, où les bombes pleuvent et les danseurs s’envolent, irrésistible de lyrisme et de suggestion poétique jusque dans l’horreur – certainement l’une des interprétations les plus abouties que j’ai jamais entendues.

L’album se referme sur une note de pure poésie, Janvier des Saisons de Tchaïkovski, où un bouvreuil met son chant ; on était au mois de juin, la chaleur écrasante qui s’était amassée dans la Salle des Concerts du Conservatoire de Moscou avait fait ouvrir les fenêtres.

Dans le livret qui comporte un magnifique texte du pianiste, une photo d’un bouvreuil paraît. Quand à la mystérieuse couverture de l’album qui montre une théière, elle est aussi une de ces translations poétiques chères à Anton Batagov. En russe, théière s’écrit Tchainik, et c’est comme cela que les pianistes nomment le Concours Tchaïkovski. Album miraculeux, que vous devez posséder.

LE DISQUE DU JOUR

cover-anton-bagatov-melodiyaAnton Batagov
Tchaikovsky Competition 1986

Piotr Ilitch Tchaikovski (1840-1893)
Dumka en ut mineur, Op. 59, TH 145, “Scène rustique de Russie”
Les Saisons, Op. 37a, TH 135 (extrait : I. Janvier)
Alexandre Scriabine (1872-1915)
3 Études, Op. 65 (I. Allegro fantastico)
Frédéric Chopin (1810-1849)
12 Études, Op. 10 (No. 8, Étude en fa majeur)
Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Sonate pour piano No. 30 en mi majeur, Op. 109 (2 extraits : III. Gesangvoll, mit innigster Empfindung)
Sergei Prokofiev (1891-1953)
Sonate pour piano No. 6 en la majeur, Op. 82

Anton Batagov, piano

Un album du label Melodiya MELCD 1002464
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Photo à la une : © DR