Ravel secret

En 1912, Maurice Ravel « recomposa » pour le piano trois fragments tirés de son Daphnis et Chloé alors que les Ballets russes créaient l’œuvre au Châtelet le 8 juin, Michel Fokine déployant une chorégraphie mêlée de pantomime spécialement pensée pour le Daphnis de Vaslav Nijinsky s’ébrouant dans les somptueux décors et costumes de Léon Bakst.

C’est justement la pantomime que Ravel capture au plus près en accordant son orchestre au clavier : la Danse gracieuse et légère de Daphnis comme la Scène de Daphnis et Chloé montrent des personnages dansant leurs émotions, ce que le piano subtil et sonore de Vincent Larderet capture avec un art de l’économie et de la suggestion tout raveliens. Au centre de ce triptyque qui devrait trouver enfin le chemin des salles de concert, une grande page de onze minutes montre avec quelle science Ravel pouvait faire tenir les pouvoirs évocateurs de son orchestre dans l’instrument en noir et blanc : le Nocturne mystérieux, l’Interlude étrange, la violence de la Danse guerrière montrent toutes les facettes de cet art multiple dont Larderet fait rayonner les subtils agrégats harmoniques. Son piano donne à voir cette musique d’atmosphères avec une invraisemblable précision.

Un apport majeur à l’œuvre de piano de Maurice Ravel qui devrait se retrouver désormais dans toute nouvelle intégrale. Mais le disque s’ouvre sur une version tout aussi novatrice de Gaspard de la nuit. Non seulement le pianiste français y reproduit les corrections apportées par son maître Vlado Perlemuter, mais en plus il joue le triptyque en refusant les tours de passe-passe des virtuoses, mettant tous ses moyens au service des atmosphères troubles du cahier. Son Gibet intemporel et glacial est clouant, son Ondine délétère, fascinante avec ses sonorités de clair de lune, son Scarbo frôlé par l’aile du bizarre qui semble dessiné au clavier par Felicien Rops lui-même, quel ensemble d’abord purement poétique cela nous fait ! C’est la même eau sombre qui teinte ses Jeux d’eau, où plus rien de lisztien ne paraît, poème nocturne envoûté et envoûtant qui se prolongent dans une Pavane pour une infante défunte au tempo idéal, grande ligne noble et pudique.

Retour à l’orchestre avec La Valse. Cette fois encore, l’art de l’évocation reste si singulier que je m’étonne des pouvoirs de ce piano sombre. Quelle densité harmonique ! C’est que Larderet incorpore le plus souvent cette troisième portée que Ravel avait notée pour susciter l’imagination des pianistes plutôt qu’en exigeant qui la jouèrent. Du coup tout l’orchestre entre dans son piano.

Album magnifique qui appelle une suite : Le Tombeau de Couperin, les Valses nobles et sentimentales, Miroirs, la Sonatine, bref tout ce qui reste du piano de Ravel bien entendu, mais aussi tout ce que dans l’œuvre d’orchestre ou la musique de chambre Lucien Garban aura si habilement transcrit pour deux mains, quatre mains ou deux pianos. Puisse Vincent Larderet m’exaucer.

LE DISQUE DU JOUR

cover ravel larderet 1 arsMaurice Ravel (1756-1791)
Trois fragments de « Daphnis et Chloé »
Gaspard de la nuit
Jeux d’eau
Pavane pour une infante défunte
La Valse

Vincent Larderet, piano

Un album du label ARS-Produktion 38146
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Photo à la une : © DR