De l’art de bien rééditer, Vol. 23 : Portrait d’un jeune homme en Beethovénien

Un soir au Théâtre des Champs-Elysées, je n’ai plus l’année en tête, mais il venait de boucler son intégrale des Sonates de Beethoven pour EMI, Stephen Bishop Kovacevich comme on l’appelait encore alors entonnait la Waldstein.

Quel choc, ce piano immense et abrupte, qui chantait et clamait comme personne ne l’avait osé ici depuis Emil Gilels. Un confrère critique très bien noté l’insultait à l’entracte en le traitant de « tapeur ». J’y entendais pourtant une variété des timbres derrière le tranchant des attaques, une profondeur dans les polyphonies malgré le discours serré des rythmes et des accents.

Pour moi, ma religion était faite depuis longtemps : pour mes quinze ans ma grand-mère m’avait offert les Bagatelles de Beethoven en me disant « ce sont des chefs-d’œuvre, autant que les dernières sonates ». Le jeune pianiste à la mèche rebelle qui les interprétait avec tant d’invention et de poésie, un tel sens du caprice et de la surprise en faisait vraiment des chefs-d’œuvre, jouant avec leur aspect fugitif, leurs temps si brefs qui leur donnaient une modernité absolue derrière leur ton fantasque.

Le lendemain, chez le disquaire du Boulevard Sérurier, je trouvais les Variations Diabelli sous ses doigts, si libres et pourtant si précises, avec un sens des contrastes mais aussi une clarté d’architecture qui me laissaient sans voix. Inutile de vous dire que j’ai acheté chaque disque de Stephen Bishop Kovacevich à mesure de leurs sorties, du moins je le croyais car l’un d’entre eux m’avait échappé, un récital Chopin enregistré en 1972 que je découvre aujourd’hui puisque Decca réédite en un élégant coffret tous les enregistrements Philips du pianiste américain, respectant les couplages des microsillons originaux et reproduisant les pochettes des premières éditions.

Ce voyage dans le temps me fait remonter à mes propres années de formation de discophile. A chaque fois, les albums de Stephen étaient des révélations, alors même que paraissaient des disques signés Arrau, Benedetti Michelangeli, Brendel, Argerich. Quelque chose de dur rebutait certains de mes amis, ce qu’ils trouvaient aride, je le ressentais comme éclatant. Cette somme est demeurée ardente, éloquente, de Beethoven à Bartók, tellement intense, tellement volontaire, même quand elle se teinte d’une poésie comme dans les trop rares Concertos de Mozart ou dans la vaste anthologie du piano solo de Brahms tellement oubliées par les discographes – mais écoutez seulement les Ballades ! – elle doit s’aborder dans sa chronologie.

Même si cet art s’incarne absolument dans Beethoven, j’ai été une fois de plus saisi par son Concerto de Grieg : je n’en connais simplement pas de plus beaux ; et par son piano se pliant aux volumes de la chambre : le Trio des Quilles de Mozart, le Quintette en la majeur de Dvořák ne sont pas les moindres surprises de cet ensemble splendidement réédité : le son est formidable de profondeur et de définition, le livret artistement réalisé, la boîte belle avec le sourire esquissé de cet artiste beau gosse pour lequel Martha Argerich a eu toutes les raisons de craquer. Si vous ne trouvez pas ça au pied du sapin…

LE DISQUE DU JOUR

cover kovacevich complete philips deccaStephen (Bishop) Kovacevich
The Complete Philips Recordings
Œuvres de Bartók, Beethoven, Bennett, Brahms, Chopin, Debussy, Dvořák, Grieg, Mozart, Schumann, Stravinski

BBC Symphony Orchestra
London Symphony Orchestra

Sir Colin Davis, direction
Sir Alexander Gibson, direction

Martha Argerich, piano
Jack Brymer, clarinette
Patrick Ireland, alto
Willy Goudswaard, Michael De Roo, percussions
Membres du Berlin Philharmonic Octet

Un coffret de 25 CD du label Decca 4788662
Acheter l’album sur Amazon.fr

Photo à la une : © Decca