Nuit noire

Auteur de deux disques Rameau au discours aussi singulier qu’assumé, le premier album de Natacha Kudritskaya pour Deutsche Grammophon serait-il un coup de maître ?

Thème : la nuit, mais la nuit noire : même en caressant l’innocent Clair de lune de la Suite bergamasque, la pianiste ukrainienne y met des ombres, une diction contenue qui ne cherchent pas le rêve mais plutôt l’étrange. Ce prélude conduit à une lecture orante, totalement inédite par la profondeur du toucher et la retenue des phrasés de la Première Gymnopédie et des Troisième et Quatrième Gnossiennes : derrière la nudité des traits, la blancheur lunaire des harmonies, un vide veut vous aspirer.

Retour pour une séquence Debussy où la pianiste nous fait passer de l’intime – le rare « Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon » à l’explosif Feux d’artifice, les basses de son piano buvant les étincelles de leur nuit profonde.

Et coup de génie, voila les Clairs de lune d’Abel Decaux, ce cycle qui pour l’anecdote fut le premier opus portant des traces d’atonalité – le compositeur normand les écrivit entre 1900 et 1907 – mais surtout un polyptique fascinant par son étrangeté.

Redécouvert dans les années 1990 par Marie-Catherine Girod, les quatre pièces sinistres, morbides, désertées comme une ville de De Chirico sont trop longtemps restées un décor. Natacha Kudritskaya leur donne une profondeur de son, en irise les harmonies voilées, et pour le tableau final met un toucher magique à cette mer qui roule ses vagues sous une nuit hypnotique.

Dommage, après cette réussite parfaite, le 7e Nocturne de Fauré n’est pas chanté assez large et le 8e passe inaperçu, mais le Ravel qui clôt le disque scotche l’auditeur : son concentré, phrasés dangereux, éclipse d’un Gibet visionnaire après une Ondine quasiment Loreley, un Scarbo sans hystérie mais d’autant plus inquiétant et où la pianiste dissimule sa virtuosité et surtout respecte scrupuleusement le texte de Ravel, tout cela nous fait un grand Gaspard de la nuit.

Et si demain elle nous offrait l’autre « nocturne » de Ravel : les Miroirs. Son piano inventif s’y plairait.

LE DISQUE DU JOUR

cover Kudritskaya Nocturnes DGGNocturnes

Claude Debussy (1756-1791)
Suite bergamasque
(extrait : 3. Clair de Lune)

Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon
Préludes, Livre II
(extrait : 12. Feux d’artifices)

Gabriel Fauré (1845-1924)
Nocturne No. 7 en ut dièse mineur, Op. 74
Nocturne No. 8 en ré bémol majeur, Op. 84 No. 8
Erik Satie (1866-1925)
Gymnopédie No. 1
Gnossiennes Nos. 3 & 4
Abel Decaux (1869-1943)
Clairs de lune (Intégrale)
Maurice Ravel (1875-1937)
Gaspard de la nuit

Natacha Kudritskaya, piano

Natacha Kudritskaya est en concert le 28 novembre 2015 à Paris, à 20h, avec Jérôme Pernoo et le Quatuor Zaide. Vous pouvez réserver ici

Un album du label Deutsche Grammophon 4812207
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Photo à la une : La pianiste Natacha Kudritskaya © DR