Portrait de l’artiste

Novembre 1996, Londres, Wigmore Hall, je sors esbaudi d’un concert Beethoven donné par un pianiste que je ne connaissais pas, Alfredo Perl. Je m’y étais rendu sur les conseils d’un ami mélomane qui pour me convaincre avait ajouté subtilement : « il est chilien ». Un nouvel Arrau ?

Je me vois encore déambulant dans Londres avec le thème de la Marche funèbre de l’Opus 26 résonant sans cesse. La profondeur de ce clavier, l’intensité sans ostentation du jeu, la beauté profonde, si pleine, des registres, tout cet art me transportait. Perl enregistra l’intégrale des Sonates de Beethoven, version que je place tout en haut de la discographie : il y tutoie Kempff et Arrau.

Puis plus rien, ou si peu de choses. Lorsque je rencontrai pour la première fois Yakov Kreizberg, et que nous discutions à bâtons rompus des solistes qu’il envisageait pour ses saisons monégasques, il me glissa : « Connaissez-vous Alfredo Perl ?». J’acquiesçais d’enthousiasme et j’apprenais que Kreizberg avait gravé avec lui les Concertos de Liszt et Totentanz. Deux autres disques Liszt me transportèrent tout autant que l’album concertant. Puis je découvrais pas hasard dans une librairie de Würzburg un disque Schumann, Liszt, Busoni que je mettais illico dans la platine rentré à la maison. Et dès les premiers accords de la Fantaisie, si pleins et si aériens, je fus à nouveau ébloui, ne serait-ce que par la qualité intrinsèque de cette sonorité orchestrale où tout rayonne et où rien n’assène.

Puis à nouveau le silence. Impossible de le voir en concert, en dehors d’Allemagne, plus de disques. J’avais fini par me résigner. Mais non, le revoilà sous une étiquette improbable, Celestial Harmonies, label américain basé à Tucson Arizona, mais qui enregistre Perl dans ce qui est devenu sa patrie, l’Allemagne, et plus précisément avec les pianos et les micros de la Radio de Brême.

Une intégrale Ravel d’abord, complètement inattendue, et simplement magique dès le premier envol de Noctuelles. Tout, des Miroirs à Gaspard, en passant par des Valses nobles et sentimentales énigmatiques, sans une dureté, mais avec une imagination de sonorités insensée, revendique un ton si personnel, une manière si différente d’entendre et de concevoir le compositeur, avec le respect total des textes, ce qui durant ces deux CD vous vaudra quelques surprises … Vraiment pas une intégrale de plus !

Et voici peu, je dégottais dans une des anfractuosités de ma discothèque un autre album du même éditeur demeuré oublié : les trois dernières Sonates de Schubert. Alfredo Perl y troque le somptueux Steinway de ses Ravel pour un profond Bösendorfer Impérial, et soudain c’est un Winterreise en trois stations qui se déroule, impavide, impérieux, angoissant, irrépressible. Toujours la même science pianistique, toujours la même intensité sans rien d’extérieur, ces timbres pleins, ce legato dans l’harmonie, cette immédiate sensation de vérité qui me porte au cœur de l’œuvre, comme lors de ce concert à Wigmore Hall, voici bientôt vingt ans.

Décidément il est des artistes qui savent de ne pas encombrer. D’ailleurs Alfredo Perl a même décidé de moins fréquenter son piano, et troque de plus en plus souvent son clavier pour la baguette. Si j’en crois Le Chant de la Terre – version de chambre signée Schoenberg et Riehn – l’artiste est tout aussi singulier dans ce nouveau rôle. Tout parle, même ses chanteurs, excellents.

Mais s’il vous plait, M. Perl, n’oubliez pas votre piano. Sans vous, il serait vraiment très mal.

LE DISQUE DU JOUR

ravel perl celestial
Maurice Ravel (1875-1937)
L’Œuvre pour piano
Miroirs, Sérénade grotesque, Prélude, Gaspard de la nuit, Valses nobles et sentimentales, Ma Mère l’Oye, Jeux d’eau, Sonatine, Le Tombeau de Couperin

Alfredo Perl, piano
Un album de 2 CD du label Celestial Harmonies 14306-2
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cover schubert perl celestial
Franz Schubert (1797-1828)
Sonate pour piano No. 19 en ut mineur, D. 958
Sonate pour piano No. 20 en la majeur, D. 959
Sonate pour piano No. 21 en si bémol majeur, D. 960

Alfredo Perl, piano
Un album de 2 CD du label Celestial Harmonies 14304-2
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mahler perl lied mdg
Gustav Mahler (1860-1911)
Das Lied von der Erde (arr. pour orchestre de chambre: Schönberg/Riehn)

Stephan Rügamer, ténor
Joyce DiDonato, contralto
Deltmolder Kammerorchester
Alfredo Perl, direction

Un album du label MDG 9011845-6
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