Lubimov : Piano XXe

L’envol mélodique trois fois de suite brisé qui ouvre la Sonate de Berg serait-il un hommage à Gustav Mahler, que le jeune-homme révérait, plutôt qu’un acte d’allégeance à Schoenberg, même si son élève y reprend les intervalles de demi-ton et de quarte de la Première Symphonie de chambre ?

Alexei Lubimov y entend les deux, et propose une alliance de styles assez stupéfiante. Il n’oublie pourtant jamais de faire chanter son piano : après tout, Berg n’avait composé jusque là que des lieder, et comment ne pas entendre qu’une cantatrice chante tout au long de ce qui deviendra son Opus 1 ? Mais le pianiste russe relie également sa syntaxe chromatique à celle du dernier Scriabine : modernisme qui pourtant regrette le passé.

La beauté des timbres de l’instrument qu’il joue à Moscou pour cette Sonate de Berg comme les aphorismes si délicats – littéralement des Klee en papier à musique – des Variations Op. 27 de Webern semblent irréels et participent à l’impression de somnambulisme qui se dégage de ce jeu en apesanteur.

Tout change dans la vaste Concord Sonata que Charles Ives tira de trois ouvrages demeurés inachevés, l’Orchard House Overture, le Emerson Concerto et le Hawthorne Concerto. La sonate d’une ville, Concord, à quelques miles de Boston, capitale du transcendantalisme états-unien dont chacun des quatre mouvements peint un des penseurs : Emerson, Hawthorne, The Alcotts, Thoreau. Œuvre monde où Ives sème des citations musicales qui sont autant d’hommages.

Cette « Sonate spirituelle » achevée en 1915 a souvent laissé ses interprètes desséchés par son texte mystérieux. A vrai dire, seul Roberto Szidon l’avait transcendée. Alexei Lubimov va aussi loin que le Brésilien dans cet univers où le piano se détache de tout ce qui a précédé, et se pare pour ses avant-dernières pages d’une discrète flûte orante. Il ose aller loin dans l’étrange de cette musique qui repousse toute limite. L’œuvre est demeurée sans postérité, Alexei Lubimov la joue sotto voce, de son piano-voix si profond ; j’ai le sentiment d’entrer dans un temple où s’entendent des questions restées sans réponse.

LE DISQUE DU JOUR

cover lubimov ives zig zagAlban Berg (1885-1935)
Sonate pour piano en si mineur, Op. 1
Anton Webern (1883-1945)
Variations pour piano, Op. 27
Charles Ives (1874-1954)
Sonata No. 2 “Concord Mass”, 1840-60

Alexei Lubimov, piano
Marianne Henkel, flûte (Ives)

Un album du label Zig-Zag Territoires ZZT362
Acheter l’album sur Amazon.fr – Télécharger l’album en haute qualité sur Qobuz.com

Photo à la une : © DR