De l’art de bien rééditer, Vol. 10 : Jean Martinon, première salve

2015 serait-elle l’année de la réévaluation longtemps espérée de l’art de Jean Martinon ? Sony/RCA annonce un coffret regroupant tous les enregistrements officiels du temps de son mandat auprès de l’Orchestre Symphonique de Chicago. Warner Classics s’apprête à rassembler de façon exhaustive les captations réalisées pour Erato, et plus partiellement pour EMI, complétées par quelques témoignages live de première importance issus de l’INA), mais c’est l’infatigable Cyrus Meher-Homji qui tire le premier.

Il édite dans sa série Eloquence l’intégrale des gravures engrangées par Martinon pour les labels d’Universal. Deux coffrets distincts, l’un regroupant les enregistrements monophoniques (19531956) avec l’Orchestre des Concerts Lamoureux, une bonne part formant jusque-là des incunables du CD, du moins du CD officiel, l’autre assemblant les enregistrements stéréophoniques pour la Deutsche Grammophon (19601971), partagé entre Lamoureux (le disque concertant avec Pierre Fournier) et l’Orchestre National de l’O.R.T.F, et offrant le Deuxième Concerto pour violon du chef français, témoignage précieux qui réunit Henry Szeryng, l’Orchestre symphonique de la Radio Bavaroise et Rafael Kubelik, ami et admirateur aussi bien de l’interprète que du compositeur.

Panorama français pour l’album Lamoureux, mais pas seulement. On avait thésaurisé tous ces microsillons Philips avec enthousiasme, écho sonore d’une époque bénie où le label néerlandais enregistrait le répertoire français en le confiant sans crainte parfois de le doublonner aux deux Jean, Martinon et Fournet : le premier était l’aîné du second de trois ans.

1951, Martinon prend en main les destinés de l’Orchestre des Concerts Lamoureux et le réforme de fond en comble sans pourtant oublier la discipline que lui avait imposé Eugène Bigot pendant seize ans : on lui doit la survie de l’orchestre au travers des épreuves de l’Occupation. Style nouveau, objectif, hérité de Désormière. Les tempos alertes – la Pavane de Fauré sans langueur ! – les polyphonies lisibles, la lecture des rythmes d’une précision absolue, et une certaine recherche d’un jeu instrumental passant outre les spécifiés des souffleurs parisiens – Martinon avait forgé son idéal sonore en fréquentant l’Orchestre Philharmonique de Londres deux saisons durant, réalisant avec lui ses premiers disques en 78 tours – produisirent un sentiment de renouveau.

La part française de cette héritage reste immaculée, en particulier les gravures que Martinon consacra à celui qui fut son maître et dont il demeura toujours le héros, Albert Roussel : Festin de l’araignée ductile, subtil, composant l’orchestre en une palette miroitante, mais surtout les deux Suites de Bacchus et Ariane, incroyables d’alacrité, où Martinon n’hésite pas à composer un vrai dialogue d’opéra dans les échanges « amoroso » du Dieu chantant aux violoncelles et de la mortelle lui répondant aux altos et aux violons.

La Bacchanale ose se souvenir de Munch mais reste dans le tempo. Le tempo giusto et tenu est aussi le maître-mot d’un Prélude à l’après-midi d’un faune comme dansé par Nijinsky et d’un Apprenti sorcier implacable mais jamais départi d’un humour pince-sans-rire appris à Londres. Pastorale d’été fluide comme l’azur. Voilà pour la France.

En 1955, Martinon devait graver un de ses disques absolus, dévolu à Manuel de Falla. Version de référence des Noches en los jardines de Espana, avec le piano très duende d’Eduardo del Pueyo. C’est Grenade, la Sierra Nevada et plus du tout le poème debussyte que tant y entendent. Un Amor brujo dramatique, intense, joué très flamenco, rappelle que les timbres des formations parisiennes allaient alors comme un gant à l’univers sonore de Don Manuel.

On ne s’étonnera pas de trouver Martinon si à l’aise chez Prokofiev, dans la Symphonie « Classique », qu’il dirige avec un mordant incroyable, comme dans une Suite des trois Oranges, narquoise, percutante : un tropisme russe le poursuivit toujours, qui s’augmente ici de son goût de la musique moderne. Modèle de style.

Tout comme la plus spectaculaire surprise de l’album, les trois symphonies de Mozart (31, 32, 33) gravées à l’occasion du bicentenaire Mozart célébré en 1956. L’éditeur connut d’ailleurs quelques difficultés à retrouver les bandes originales, redécouvertes en définitive dans les locaux français d’Universal.

Le jeu des cordes, incroyable de précision et de projection, montre quel degré d’exigence Martinon appliquait à ses musiciens. Les tempos sont d’une vitalité irrépressible – seul Walter et Kraus les avaient pratiqués à la fois fluides et nerveux à ce point – mais savent s’assouplir lorsque le chant l’exige : Martinon a toujours la conscience de la plénitude harmonique inhérente à l’écriture de Mozart, qui rayonne ici dans une lumière intense. Ces lecture n’ont pas pris une ride.

Les gravures Deutsche Grammophon sont mieux connues et furent toutes rééditées en CD, sinon le Concerto pour harpe d’Alberto Ginastera, part pourtant la plus précieuse du disque avec Nicanor Zabaleta. Commencez par là. Partition fascinante, où l’orchestre magique du compositeur argentin est dosé par Martinon comme par un sorcier. Mais tout le microsillon original, réédité admirablement ici d’après les somptueuses bandes originales – on sent que les preneurs de son ont particulièrement soigné la captation du Ginastera, incroyable de profondeur et de transparence – est à marquer d’une pierre blanche, avec un Saint-Saëns rare, le Morceau de concert Op. 154 que même Lily Laskine n’enregistra pas, et l’onirique Concerto de Germaine Tailleferre à l’orchestration si brillante.

Les anthologies Bizet – version très Mendelssohn de la Symphonie en ut – et Lalo (magnifique Namouna avec là encore les tempos du ballet) sont restés célèbres, tout comme le disque de Concertos avec Pierre Fournier, stylé et éloquent, où le violoncelliste chante avec son lyrisme si prégnant.

L’ajout du Deuxième Concerto pour violon de Martinon écrit en 1960 sur l’insistance et à l’intention d’Henryk Szeryng, avec son écriture clairement déduite du Concerto à la mémoire d’un ange d’Alban Berg, rappelle que l’œuvre du chef dort toujours : Hécube, les Quatre Symphonies, le Premier Concerto pour violon mériteraient bien les honneurs du disque.

Pour finir, une prière. Que Cyrus Meher-Homji édite les 78 tours avec le Philharmonique de Londres : le 20e Concerto de Mozart avec Monique Haas, l’air de La Pucelle d’Orléans de Tchaïkovski avec Eugenia Zareska, la Suite pastorale de Chabrier et un allusif Tombeau de Couperin attendent d’être réédités dignement.

LE DISQUE DU JOUR

cover martinon philips eloquence
Jean Martinon

The Philips Legacy (1953-1956)
Œuvres de Wolfgang Amadeus Mozart, Sergei Prokofiev, Claude Debussy, Gabriel Fauré, Arthur Honegger, Paul Dukas, Albert Roussel,
Manuel de Falla

Eduardo del Pueyo, piano (Falla, Nuits dans les jardins d’Espagne)
Orchestre des Concerts Lamoureux
Jean Martinon, direction

Un coffret de 3CD du label Decca 4805588 (Collection « Eloquence Australia »)
Notice de Pierre-Yves Lascar, reproduite ici en français sous la forme de 4 épisodes :
Épisode 1, Épisode 2, Épisode 3, Épisode 4

cover martinon dgg eloquence
Jean Martinon
The Deutsche Grammophon Legacy (1960, 1969 & 1970)

Œuvres de Georges Bizet,
Max Bruch, Édouard Lalo, Camille Saint-Saëns, Alberto Ginastera, Germaine Tailleferre, Jean Martinon

Pierre Fournier, violoncelle
Nicanor Zabaleta, harpe
Orchestre des Concerts Lamoureux
Orchestre National de l’O.R.T.F
Jean Martinon, direction

Un coffret de 4CD du label Deutsche Grammophon 4808926 (Collection « Eloquence Australia »). Notice de Tully Potter

Photo à la une : (c) DR