Pas que Brahms mais tout de même

Longtemps, je me suis posé cette question : d’où venait ce sens du jeu droit, énergique toujours, plein, rapide que Julius Katchen mettait à tout ce qu’il touchait, en somme cette objectivité que je trouvais également chez William Kapell – attisée d’un feu plus clair – ou chez Jacob Lateiner, qui cédait tout de même plus au cantabile, mais une objectivité doublée d’un jeu virtuose qui avait encore à faire avec l’âge d’or des pétrisseurs d’ivoire et le rapprochait de celui du jeune Bolet, avec un même goût pour la couleur et les prises de risques.

Même s’il est toujours périlleux de débrouiller les éléments d’un art aussi incarné, une partie de la réponse se trouve dans son cursus au Curtis Institute où, de son propre aveu, Katchen fut fasciné par l’enseignement de David Saperton, virtuose incandescent lié à Leopold Godowsky.

Katchen s’est approprié ce piano plein et volatile à la fois, avec cette couleur centrale, toujours ombrée mais dans la lumière. C’est à Paris en 1946 que le jeune-homme fit des débuts fracassants : vingt ans. Il passa plus de temps à Paris qu’à New-York tout au long des années cinquante. En 1949, Decca lui faisait enregistrer son premier disque : Troisième Sonate de Brahms. Les discophiles français et anglais firent fête à ce microsillon qui l’imposa immédiatement comme l’interprète naturel des oeuvres de piano du compositeur.

En constants allers et retours entre Paris et Londres où il enregistrait, Katchen se fit une carrière européenne. Il ne retrouvera la scène américaine qu’en 1962, et encore un rien contraint par son agent américain. A Paris et à Londres il avait tout, les traditions musicales européennes, les musées (Katchen était un fou de peinture), une vie sociale brillante, et même le jazz.

Surtout, il pouvait en Europe jouer et enregistrer, ce qu’il voulait, même les œuvres de son ami Ned Rorem, alors qu’une carrière américaine l’aurait limité à un répertoire bien moins fantaisiste. Tout lui souriait, son planning d’enregistrements et de concerts était florissant, mais un cancer foudroyant trancha net et son art et sa vie : il s’éteignait à Paris le 29 avril 1969, dans sa quarante-deuxième année.

Les enregistrements réalisés pour la Radio de Berlin en 1962 et en 1964, sans être absolument des « live » (mais à l’écoute ils ne semblent guère avoir souffert de montages), nous permettent de nous faire une idée de la spontanéité sans frein, et des prises de risque insolentes qui faisaient une part de l’excitation de ceux qui suivaient Katchen en concert.

Son dédain de la pédale exposait ce jeu tout en raptus qui nous vaut quelques moments ébouriffants dans la Sonate de Liszt – un ajout à son répertoire discographique d’importance – ou dans la 3e Ballade de Chopin, un compositeur qu’il fréquenta peu au studio. Les Variations WoO 80 de Beethoven montrent un sens des humeurs qui frôle parfois la caricature : Katchen ne craignait pas de charger son clavier comme le montre le Scherzo Op. 4 de Brahms. Et si Brahms était, au fond, la part la plus éloquente, une fois encore, des gravures rassemblées ici ?

Les Fantaisies Op. 116 répondent oui, dès les accents en rafale du premier Capriccio, avec son ouverture spectaculaire vers le grave du clavier. Et montre dans l’Intermezzo adagio à quelle délicatesse il pouvait parvenir, s’irisant de couleurs toutes en sfumato. Dans la profusion de l’écriture harmonique, le piano de Katchen s’incarne soudain, unifié, intense, sobre et fulgurant à la fois. Et lorsque le cantabile parait (premier Intermezzo), il parle – vrai liedersänger qui donne de la chair aux notes comme avec des mots.

Les radios européennes conservent quantités de témoignages engrangés par Julius Katchen, il faut espérer que ce double album n’est que le prélude à bien des découvertes.

LE DISQUE DU JOUR

cover katchen rias berlin auditeJulius Katchen
Berlin RIAS-Aufnahmen (Enregistrements de la Radio de Berlin)

Franz Liszt (1811-1886)
Sonate en si mineur, S. 178
Johannes Brahms (1833-1897)
Klavierstücke, Op. 116
Klavierstücke, Op. 118 (2 extraits, No. 2. Intermezzo, No. 5. Romanze)
Scherzo en mi bémol mineur, Op. 4
Ludwig van Beethoven (1770-1827)
32 Variations sur un thème original, WoO80
Rondo a capriccio, Op. 120
Frédéric Chopin (1810-1849)
Nocturne en mi bémol majeur, Op. 9 No. 2
Nocturne en ré bémol majeur, Op. 27 No. 2
Ballade No. 3 en la bémol majeur, Op. 47
Berceuse en ré bémol majeur, Op. 57

Julius Katchen, piano

Un album de 2 CD du label Audite 21419

Photo à la une : (c) DR